« Et pourtant vous travaillez ! »

« Et pourtant vous travaillez ! »

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, juillet 2021

João T., à peine plus de trente ans, est né au Portugal. Il est jugé pour des faits de violences conjugales commis en mars et pour des appels téléphoniques malveillants survenus depuis. Il arrive de la prison de Seysses, où il est en détention provisoire depuis un mois pour avoir transgressé le contrôle judiciaire qui lui interdisait de rentrer en contact avec son ancienne compagne.

La présidente rappelle d’abord les faits qui ont conduit à cette interdiction :

— Le 19 mars, vous vous êtes disputés. Madame souhaitait partir du domicile parce que vous étiez alcoolisé. Vous l’avez retenue par le poignet. C’est son fils de cinq ans, qui a réussi à quitter la maison et à prévenir les voisins, qui appellent les policiers. Quand ils arrivent, ils la trouvent en pleurs, une entorse au poignet, un hématome sur la pommette. Elle-même vous a donné un coup de poing. Vous avez déclaré en garde à vue qu’elle était instable, qu’elle vous avait frappé, qu’elle fait des crises. Je vous cite : « Je ne l’ai pas violentée, je l’ai peut-être poussée. La différence, c’est qu’elle, elle marque. » Qu’avez-vous à dire sur les faits ?

João T. explique que la dispute a commencé alors qu’ils faisaient les comptes, il évoque le fils de sa compagne, qu’il aime beaucoup, et sa frustration, « parce qu’on n’arrête pas de payer et qu’on travaille tout le temps ». Il parle longtemps mais, dans le public, on peine à comprendre ce qu’il dit parce qu’il parle mal français et qu’il n’y a pas d’interprète. Imperturbable, la présidente continue le récapitulatif des faits : à la suite des violences de mars, João T. a eu l’interdiction de contacter sa compagne et de se présenter à son domicile. Et pourtant il lui a passé 1 600 appels et textos en trois mois.

— Pourtant vous n’avez jamais été condamné auparavant, vous êtes honnête, vous travaillez !

Elle a l’air ébahi. Comme s’il était inconcevable d’être violent avec sa femme quand on n’était pas au chômage.

— Et le contenu des textos est injurieux et humiliant. Il n’y a pas un seul jour où vous la laissez tranquille.

Elle lit quelques messages : « Tu fais ce que je veux », « Pourquoi as-tu fermé les volets ce soir ? », « Je rentre chez toi quand je veux ». De fait, il a essayé : sur la caméra installée par la victime, on le voit escalader, franchir la barrière et essayer de passer la tête par-dessous le rideau métallique.

Sur les faits, João T. n’a pas grand-chose à dire.

— Je veux juste partir. Je veux juste travailler, je travaille tout le temps, j’ai travaillé toute ma vie.

Il touche une corde sensible : les « éléments de personnalité » évoqué par la présidente en parlent en effet beaucoup :

— Vous travaillez, vous êtes en France depuis dix ans ; vous avez un CDI de plaquiste ; mais malgré une insertion irréprochable, vous n’arrivez pas à vous maîtriser suite à une séparation.

Le procureur rappelle que les faits sont accablants :

— Monsieur T. est placé sous contrôle judiciaire le 21 mars ; or, dès le 22, il soumet madame à ses assauts. Et le 8 juin, on le retrouve devant le domicile avec ses parents, vociférant.

Pourtant, il ne peut s’empêcher de partager la perplexité de la présidente sur le profil de João T. :

— C’est d’autant plus surprenant qu’il est bien intégré et que son casier judiciaire est vierge.

Il demande douze mois dont six de sursis probatoire, obligation de soin et de travail, interdiction de rentrer en contact avec la victime et de se présenter à son domicile, et maintien en détention.

Pour finir c’est à l’avocate de la défense de rappeler que João T. travaille et qu’à ce titre « c’est quelqu’un de bien ».

Le tribunal le condamne à douze mois de prison, dont huit de sursis probatoire pendant deux ans ; avec obligation de soin et de travail, interdiction de rentrer en contact avec la victime (à qui il doit verser 800 € de préjudice moral) ou avec son fils. Néanmoins, la présidente ordonne l’aménagement de la partie de prison ferme : João T. sera en semi-liberté. Il va pouvoir continuer à travailler.

« Elle attend quoi ? De faire un orphelin ? »

« Elle attend quoi ? De faire un orphelin ? »

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, octobre 2020

Mehdi R. comparaît pour avoir frappé sa compagne très violemment après une soirée arrosée. Parce qu’il aurait reçu les textos d’autres femmes, une dispute a éclaté : Leila S. a fini aux urgences au milieu de la nuit avec de multiples blessures – ecchymoses sur tout le corps, plaie à la tête : dix jours d’incapacité totale de travail (ITT). La jeune femme est présente, assise sur le banc des parties civiles, même si on apprend dès le début du procès qu’elle a retiré sa plainte.

Le président ponctue le récapitulatif des faits de « Vous confirmez monsieur ? », « C’est bien ça monsieur ? » qui n’attendent pas de réponse puisqu’il laisse rarement le prévenu finir une phrase. Comprenant que les questions n’en sont pas réellement, celui-ci finit par renoncer à dire quoi que ce soit, même s’il continue à secouer obstinément la tête.

Après avoir rappelé qu’en garde à vue, Mehdi R. a affirmé que les violences étaient réciproques, que sa compagne l’avait frappé à plusieurs reprises et lui avait même jeté une chaise dessus, le président conclut, narquois :

— À vous entendre, vous avez fait ça pour vous défendre ?

L’ironie tombe à plat quand Medhi R. affirme gravement :

— J’ai dit ça sur le moment, mais après la gendarmerie m’a dit que je l’avais tabassée à mort. Je les ai crus. Et je crois ma compagne. Je ne m’en rappelle plus, mais si elle le dit, c’est que c’est vrai. Elle a fini aux urgences. Moi, je n’ai fini nulle part.

La victime est appelée à la barre. Ce qui intéresse le président en premier lieu c’est de savoir pourquoi elle a retiré sa plainte.

Au début presque courtois, le ton se durcit quand la jeune femme dit que son compagnon a besoin d’être soigné, pas d’être enfermé. Rapidement, le président la traite comme le prévenu : il lui coupe la parole sans arrêt et, comme elle s’entête à dire que l’incarcération n’est pas une solution, il la somme brutalement de revenir aux faits.

Elle confirme donc les déclarations faites à l’hôpital : elle ne l’a pas frappé, si elle a brandi une chaise, c’était pour se protéger. Ce soir-là, son compagnon avait beaucoup bu : « une bouteille de whisky ». Soucieuse de ne pas réduire son compagnon aux faits qu’on lui reproche, elle ajoute aussitôt :

— Il boit parce qu’il a le mal être.

Lassé, le président — qui manifestement ne tient plus tant aux faits — tente un coup bas :

— Bon, il vous trompe…

Le ton est affirmatif.

— Non, non. Enfin je ne pense pas.

— Il reçoit pourtant des textos.

— Je ne suis pas dans sa tête. C’est pour ça que j’ai dit « je pense ». C’est un garçon qui a besoin d’aide et de soutien.

Désireux d’aider à remettre Leila S. sur les rails du témoignage conforme, le procureur rappelle un précédent : un conflit avait déjà eu lieu en janvier et le couple avait été poursuivi pour violence réciproque, avant que la procédure ne soit classée sans suite. Elle a avoué aux policiers qui l’ont interrogée à l’hôpital avoir à l’époque minimisé la violence de son compagnon.

— Je ne me souviens pas avoir dit ça.

Il insiste. La jeune femme nie catégoriquement. Quoi qu’elle ait dit à l’hôpital, sous le choc et sous morphine, ce n’est pas vrai. Il change de méthode. Sa voix s’adoucit pour lui poser des questions retorses : est-ce que Mehdi R. est dangereux ? Est-ce qu’il peut recommencer ? La jeune femme esquive : il n’est « pas dangereux », mais « en souffrance ». S’il est suivi correctement, il ne recommencera pas.

En désespoir de cause, le procureur lui demande pourquoi elle n’a « pas jugé bon d’avertir les officiers de police » des problèmes d’alcool lors des événements de janvier. Leila S. répond simplement que « la consommation d’alcool était moindre ».

Elle refuse décidément de se plier à l’exercice. Qu’à cela ne tienne, dans son réquisitoire le procureur opte pour la pédagogie musclée :

— Peu importe aujourd’hui qu’elle veuille retirer sa plainte, une fois les faits dénoncés elle perd la main sur ces faits. Je ne sais pas ce qu’attend Mme S. de la justice et cela m’importe peu. Aujourd’hui, elle a eu 10 jours d’ITT ; demain ce sera plus ; et après-demain elle ne sera pas là pour témoigner. Elle attend quoi ? De faire un orphelin ? Cette attitude ne rend service à personne, ni à elle ni à son enfant, ni à la société.

Soucieux de « poser des limites », il demande 18 mois fermes et le maintien en détention.

Pris par le mouvement qui a transformé la victime en une seconde coupable, l’avocat les défend tous les deux :

— Cette femme vient un peu à contresens de ce qu’on pensait de cet homme depuis qu’on l’a réduit à un dossier. Elle est venue vous dire qu’elle ne croyait pas que la prison puisse les aider. Vous lui dites : « Ça ne nous intéresse pas ce que vous pensez de votre compagnon. » Mais enfin, qu’est-ce que c’est que cette justice-là ?

Mehdi R. est condamné à deux ans de prison, dont un avec sursis probatoire et maintien en détention ; obligation de soin / interdiction de paraître à son domicile.

Affaire suivante.

Pour écouter la version audio de cette chronique.

Toutes les versions audio sont à retrouver ici.