L’audace de la justice

L’audace de la justice

Marseille, chambre des comparutions immédiates, octobre 2022

Le prévenu est né en 1980 à Pontoise. Il se tient droit, l’air affable, il présente bien. Il comparaît pour des violences conjugales.

Quand il a appris que son ex-femme avait un nouveau compagnon, il est venu deux nuits de suite à son domicile pour l’espionner – et arracher les fusibles d’un compteur au passage. La deuxième nuit, Sophie T. l’a surpris. Leur fille, sortie elle aussi, a filmé la scène avec son téléphone portable. Le président commente la scène :

— On voit sur la vidéo que vous l’avez attrapée, poussée et frappée contre la voiture, avec des insultes.

Deux mains courantes avaient été déposées en 2015. L’une est accompagnée d’un certificat médical et d’une photo qui montre la victime avec un œil au beurre noir.

— En garde à vue, vous avez contesté les faits de violence. Vous avez dit qu’elle vous avait accusé à tort d’avoir saboté son compteur. Et que vous étiez revenu la nuit pour surveiller que personne ne recoupe le courant. On vous a confronté. Au début, vous avez continué à nier. On vous a ensuite montré la vidéo. On vous entendait distinctement dire : « Si ça se passe mal, je t’égorge. » Et même à ce moment-là, vous avez dit qu’il ne s’agissait visiblement pas de coups francs et que vous vous étiez retenu.

La parole est au prévenu, qui, une fois n’est pas coutume, parle longuement sans être interrompu :

— J’étais dans le déni avant de voir la vidéo. Et pendant la confrontation, elle m’a dit des choses. Je ne pensais pas être ce genre de personne, je ne pensais pas lui avoir fait aussi peur. Je ne pensais pas qu’elle pouvait être sous emprise. J’ai perdu pied. Sophie, c’est la seule personne qui compte pour moi. J’ai été abandonné par ma mère à 14 ans. C’est avec Sophie que j’ai grandi.

Apparemment satisfait, le tribunal ne revient pas sur les faits. L’examen de la personnalité du prévenu fait lui aussi une impression favorable aux magistrats. Sur le casier, il n’y a pas grand-chose : une amende pour recel et un sursis pour vol en réunion qui datent d’il y a 20 ans ; et, en 2015, un outrage contre un agent du transport sur la voie publique. Aujourd’hui, le prévenu est en CDD avec une perspective de CDI.

Il tient à ajouter quelque chose :

— Si j’étais un homme qui bat sa femme, je serais déjà passé au tribunal. Il n’y a d’ailleurs eu aucun problème quand elle est sortie avec un homme plus jeune pendant une de nos séparations. On a tous les deux notre petit caractère, alors bien sûr on se chamaillait. Mais là, qu’elle sorte avec un homme marié, je ne l’ai pas supporté. Je pensais qu’on se remettrait ensemble. C’est 20 ans d’amour, on a parcouru le monde ensemble.

La victime est appelée à la barre pour témoigner. Elle est un peu moins enchantée par les propos du prévenu que les magistrats et relève les petites piques dont le prévenu a parsemé son récit :

— Je sais que ça n’a pas à voir avec l’affaire et que ça ne regarde pas le tribunal, mais je voudrais quand même faire une précision : mon compagnon n’est pas un homme marié, mais un homme en train de se séparer. Je voudrais aussi dire que je n’ai jamais fait preuve de violence physique.

Elle explique aussi que son fils est devenu très agressif avec elle depuis la séparation et que parfois il lui répète des choses insultantes que lui dit son père :

— Mon fils de 9 ans m’insulte, me traite de pute et de cougar. Il n’a pas inventé ça, c’est son père qui lui a dit. Et quand il est en colère, il ne sait pas se contrôler. Si ma fille n’était pas intervenue, ça aurait pu déraper. Ce n’est pas quelqu’un de méchant. Mais il ne sait pas gérer sa colère. J’ai ma part de responsabilité : un couple, ça se fait à deux. Mais il minimise les faits. Je suis blessée qu’il mette beaucoup de choses sur mon dos.

Elle explique avoir voulu retirer sa plainte parce qu’elle ne veut pas qu’il ait des ennuis.

— Je ne souhaite pas me constituer partie civile, je veux juste qu’il ne m’approche plus.

Dans ses réquisitions, le procureur estime qu’« on est dans la complexité humaine ». Chose rare ! Habituellement, le parquet trouve plutôt que « les faits sont très simples ».

— Je veux juste m’assurer que le discours du prévenu est sincère. Je demande 12 mois de sursis probatoire pendant 2 ans, assortis d’obligations qui nous assureront de sa prise de conscience totale, complète et définitive. Pourquoi pas une interdiction de mise en contact ?

Plutôt que de saisir la perche tendu par le parquetier, l’avocate de la défense mise sur une méthode éprouvée : elle renvoie victime et prévenu dos à dos.

— C’est un couple qui est devenu toxique avec les années. Madame a d’ailleurs reconnu avoir griffé monsieur. [La victime lève un bras pour protester, sans succès, son tour est passé] Ma volonté n’est pas de dégrader la partie civile, mais de montrer un comportement de deux personnes qui prennent toutes les deux à partie les enfants. Dans cette affaire, les enfants sont instrumentalisés et sont au milieu de cette dispute conjugale. Interrogé, le petit garçon a dit que ses deux parents étaient à égalité dans la violence.

Elle brode sur le thème introduit par son client :

— Monsieur n’est pas un bourreau. Ils ont été ensemble pendant 20 ans. Et cela fait 7 ans qu’on n’a rien. Je ne dis pas qu’il ne s’est rien passé. Mais tout de même ça s’est bien passé pendant tout ce temps.

Elle s’emmêle un peu mais revient sur un terrain plus stable en parlant de sa parfaite insertion et de ce CDD, qui se transformera en CDI – « Une incarcération serait dramatique ».

Elle demande une obligation de soins pour gérer l’impulsivité de son client et demande au tribunal de « ramener la peine à de plus justes proportions », selon la formule consacrée.

Le prévenu est condamné à 12 mois de sursis probatoire, assorti d’une interdiction de contact et de paraître au domicile de la victime, et d’une obligation de soins. Pour clore l’affaire, le président souligne la grande audace du tribunal, qui n’a pas envoyé le prévenu en prison :

— Vous l’avez compris, c’est un pari qui est fait : s’il y a le moindre faux pas, ce sera l’incarcération !

Bien souvent en comparution immédiate, les victime de violences conjugales sont traitées avec la même désinvolture, voire le même mépris que les prévenus. On ne les laisse pas parler, on ne les croit pas, ou bien on leur reproche de ne pas avoir fait les choses correctement : elles auraient dû partir avant, ou bien elles ont porté plainte trop tard, ou, bien pire au yeux des gens de justice, elles ont retiré leur plainte.

« Elle s’était bien gardée de le dire avant ! »

« Elle s’était bien gardée de le dire avant ! »

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, avril 2022

Bassem Z. comparaît pour avoir frappé son ancienne compagne, Norah L., son fils et un ami à elle. La présidente résume le dossier : appelés par l’enfant de la victime, les gendarmes interviennent à son domicile. Quand elle leur ouvre, en pleurs et le nez en sang, Bassem Z. est déjà parti. Elle leur raconte qu’ils s’étaient mis ensemble en août dernier et installés tous les deux, mais que la relation s’est arrêtée en décembre. D’ailleurs les gendarmes ont même dû intervenir pour le mettre dehors. La présidente lit ensuite les déclarations de Norah L. entendue plus tard à la gendarmerie. Premier agacement :

— Là déjà, elle change de date ! Elle dit maintenant que la relation s’était finie en janvier.

Comme si ce mois de différence suffisait à décrédibiliser la victime.

Sur les faits, Norah L., son fils de 11 ans et Mohammed C. disent la même chose :Bassem Z. est arrivé alors que tous les trois déchargeaient les courses dans la rue en fin de journée, a giflé Mohammed, a insulté Norah L., l’a frappée, puis filmée en commentant : « C’est une pute, elle fait rentrer des hommes pour se faire niquer. » C’est l’enfant qui a appelé la police. Lui aussi dit avoir reçu des coups en essayant de protéger sa mère.

Bassem Z. a été interpellé par la BAC le 1er avril.

La présidente donne le ton.

— En garde à vue, son récit est assez différent de celui de Madame L.

S’il reconnaît que les gendarmes l’ont effectivement mis dehors, il affirme que Norah L. et lui sont restés ensemble par la suite et qu’il venait chez elle tous les jours. Ce jour-là, en s’approchant de la maison, il l’aurait vue par la fenêtre avoir une relation avec un autre homme. Il a sonné, ils ont ouvert.

— Et c’est là que vous dites avoir giflé Mohammed. Ensuite, madame est allée chercher un couteau et vous a porté des coups avec. C’est pour vous défendre que vous l’avez giflée à son tour. Vous signalez également que madame vous a contacté plusieurs fois pour vous dire que les policiers étaient à votre recherche : « Éloigne-toi. Va-t-en parce qu’ils ont localisé ton téléphone. » Vous contestez avoir frappé son fils, en précisant que vous ne frappiez pas les enfants. « Madame, je l’ai frappée pour me défendre. Monsieur aussi, parce qu’il baisait ma femme. »

Entendue une nouvelle fois par la police, Norah L. a reconnu avoir attrapé un couteau sous l’effet de la peur et porté ces coups. La présidente grince – « Elle s’était bien gardée de le dire avant ! » – et continue à parcourir le dossier. Elle lit d’une voix métallique les messages trouvés dans le téléphone du prévenu : « Dis-toi que si je te chope en train de me tromper je te tue » ; « Je t’ai dit que je n’étais pas dans mon état normal quand je t’ai frappée. Nous avons été ensorcelés, ce n’est pas de ma faute »…

À ce moment-là, un grand bruit sourd au fond de la salle. Tout le monde se retourne, une dame est évanouie sur le sol. Des gens se précipitent, essayent de la réanimer. Les magistrats, eux, semblent décontenancés. La confusion dure. On s’interroge. Qu’est-ce qui se passe ? C’est peut-être de l’hypoglycémie ? Allez chercher quelqu’un ! Est-ce qu’il ne faudrait pas du sucre ? Dans le public, quelqu’un lance : « C’est le ramadan. » Un assesseur lève les yeux au ciel.

Un avocat est penché sur elle et l’appelle :

— Madame L. ? Madame L. ?

C’est la victime.

Qui n’était pas devant, sur le banc des victimes, face à son ancien compagnon, mais s’était installée là, vers le fond, près de la porte.

Un pompier arrive avec un fauteuil roulant. Elle est emmenée. L’audience est levée.

Dix minutes plus tard, la victime n’a pas été ramenée dans la salle. Le tribunal décide de renvoyer l’audience à dans un mois et de mettre le prévenu en prison en attendant.

Bien souvent en comparution immédiate, les victime de violences conjugales sont traitées avec la même désinvolture, voire le même mépris que les prévenus. On ne les laisse pas parler, on ne les croit pas, ou bien on leur reproche de ne pas avoir fait les choses correctement : elles auraient dû partir avant, ou bien elles ont porté plainte trop tard, ou, bien pire au yeux des gens de justice, elles ont retiré leur plainte.

« Monsieur ne fait pas pitié, il fait peur ! »

« Monsieur ne fait pas pitié, il fait peur ! »

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, avril 2022

Dans la salle, deux écrans ont été déroulés : l’un derrière les magistrats, l’autre en face d’eux, dans le dos du public. Apparaît une pièce de la prison de Seysses. Un homme en fauteuil roulant est amené. Il est assez loin de la caméra et on distingue mal son visage. Il sera jugé en visio pour des violences conjugales. Le tribunal n’est pas encore arrivé. L’homme ne voit pas le public. Il attend. Il chantonne. Il s’ennuie peut-être ?

L’avocate demande à s’entretenir avec lui. Elle a été désignée en fin de matinée et n’a pas encore pu le voir. La salle est évacuée. Après dix minutes, tout le monde entre de nouveau.

Enfin la présidente et ses deux assesseurs arrivent. L’audience commence classiquement, la présidente demande son identité et sa date de naissance au prévenu :

— Pardon, je vous entends parler, mais je ne comprends pas. Attendez.

Il souffle vigoureusement sur le micro, bruit de tempête dans la salle. La présidente reprend la main :

— Bon, vous êtes né en Espagne en 1937.

85 ans, donc.

— Et vous comparaissez pour des violences en récidive sur votre épouse.

Le vieil homme n’entend rien. Il tapote casque et micro pour améliorer la situation. Les grésillements sont insupportables. La présidente craque :

— Je fais le constat que je n’entends pas. D’autant plus que monsieur y met de la mauvaise volonté.

— Absolument, madame la présidente !

C’est bien sûr une intervention du procureur – légion d’honneur bien en vue sur sa robe.

— Le dossier n’est pas en état d’être jugé : il manque l’expertise psy, obligatoire étant donné que monsieur est sous curatelle renforcée.

Le renvoi est donc imposé par la loi. Reste à savoir si l’homme attendra son procès en prison. Le procureur décoré commence ses réquisitions :

— Ce monsieur ne fait pas pitié, il fait peur ! Et je ne suis pas surpris qu’il se conduise ainsi ! On l’a condamné la dernière fois par comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC), parce qu’on a voulu tenir compte de son âge… Il se moque de la justice ! Il connaît l’angélisme de beaucoup de tribunaux ! Il pense : « On ne me mettra pas en prison parce que je suis sur chaise roulante », mais quand il boxe sa femme, il change de pièce en chantonnant.

C’est vrai que le prévenu aime bien chantonner. Il fredonne d’ailleurs pendant que les gens de justice parlent de lui.

Dès le début de sa plaidoirie, l’avocate signale que le curateur n’a pas été avisé de la date d’audience :

— Dans ces conditions, monsieur X. ne peut pas décemment préparer sa défense.

— Mais bien sûr que si !

C’est encore une intervention du prestigieux procureur.

— Non, la présence du curateur est essentielle justement parce que le prévenu est une personne vulnérable. Il aurait apporté des pièces nécessaires, notamment sur la possibilité de trouver un logement alternatif. Le prévenu est en détention provisoire à Seysses et il devrait y rester parce qu’il n’y a pas eu l’expertise obligatoire avant la date d’audience ? On sait que les conditions de détention à Seysses sont déplorables, et notamment pour les personnes en situation de handicap : elles ne peuvent pas se déplacer comme elles le souhaitent, parce qu’elles sont plusieurs dans la cellule, à cause de l’étroitesse des portes, de l’absence de rampes d’accès…

La présidente en a marre :

— On ne va pas faire le procès de la maison d’arrêt de Seysses !

— Je dois bien le dire ! Et sa femme est effondrée par son incarcération, elle ne voit aucun inconvénient à ce que monsieur revienne dans son logement. Sa place n’est pas en prison.

L’avocat de l’épouse, partie civile, abonde dans son sens :

— Ma cliente est mariée avec lui depuis 66 ans. Elle ne souhaite pas divorcer. Elle se fait un sang d’encre, elle ne comprend pas où est son mari. Oui, c’est avec elle qu’il se dispute, mais c’est aussi son soutien au quotidien. Oui, c’est houleux, c’est compliqué, mais il n’est pas sous curatelle renforcée pour rien. Il est tout simplement grabataire. Et on a osé dire qu’il chantonnait pour se moquer !

Pendant que le tribunal délibère, le prévenu continue de chantonner en visio. Le procureur finit par aller voir la greffière pour essayer de couper le son. Ils n’y arrivent pas.

Retour des délibérations :

— Il n’y a pas la preuve dans le dossier que le curateur a été avisé de la date d’audience.

En attendant le procès en juin, le tribunal ordonne la remise en liberté compte tenu de l’absence de curateur pour le débat.

Pendant tout ce temps, le prévenu essaye de rebrancher les écouteurs et le micro.

— Je ne vous entend pas, je n’arrive pas à comprendre. J’ai entendu « curateur ».

— On ne va pas vous juger aujourd’hui, vous allez être libéré tout à l’heure.

— Ah.

— Et j’ordonne une expertise psy.

— Hein ? [Il met la main derrière son oreille.] J’ai rendez-vous avec le curateur le 22 !

— Oui, oui. Vous pouvez signaler au surveillant que c’est terminé !

— Est-ce que vous m’entendez ? Je vous ai dit que j’avais rendez-vous le 22 !

La greffière coupe la visio.

« Pourquoi vous ne l’avez pas quitté plus tôt ? »

« Pourquoi vous ne l’avez pas quitté plus tôt ? »

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, novembre 2021

Kingsley T., vingt ans, né en Martinique, comparaît pour menaces de mort réitérées et violences habituelles sur sa compagne ayant entraîné cinq jours d’ITT.

Pendant le rappel des faits, le président indique une difficulté : le certificat du médecin légiste fixant le nombre de jours d’ITT ne figure pas au dossier.

Paulina M., son ancienne compagne, témoigne longuement à la barre. Plusieurs de ses proches sont là. Une jeune femme sanglote dans le public, un garçon l’entoure de ses bras. La victime pleure en racontant deux ans d’une relation difficile, faite de coups, d’humiliations, de menaces. Ils se sont finalement séparés mais les menaces ont continué. Quand elle a déménagé, elle a espéré qu’il perdrait sa trace. Mais il lui a très vite fait savoir qu’il l’avait suivie et qu’il savait où elle habitait.

Impénétrable, le président l’écoute. On ne tarde pas à connaître le fond de sa pensée :

— Pourquoi vous ne l’avez pas quitté plus tôt ?

La jeune fille balbutie des justifications, explique qu’elle l’avait déjà quitté une fois. Il l’interrompt :

— Non, mais personne ne vous obligeait à retourner avec lui, que je sache ?

— Il allait voir ma mère, il disait qu’il allait me détruire, détruire ma réputation, et je sais ce qu’il a fait à son ex.

— Il y a la police nationale pour ça ! Et vous dites vous-même que vous l’avez quitté il y a un mois, qu’est-ce que ça aurait changé de le quitter plus tôt ?

Paulina M. ne sait plus quoi répondre.

— Et pourquoi porter plainte maintenant ?

— C’est ma maman qui m’a donné le courage. J’ai beaucoup hésité.

— Bon, on n’a pas le certificat du légiste. Mais vous n’avez pas été voir votre médecin ?

— Ma médecin généraliste a vu les bleus, mais n’a pas osé faire un signalement.

— Et pourquoi ? C’est bizarre ça ! Bon, y a-t-il des questions ?

De fait, l’avocate du prévenu en a. Du genre insinuantes et agressives :

— Vous avez une famille ?

La jeune fille confirme avoir une mère.

— Et personne ne vous a dit de porter plainte ?

— Si, plein de gens me l’ont dit.

— Et donc ?

— J’avais peur.

— Peur de quoi ?

— Peur qu’il m’attende en bas de chez moi, peur qu’il me tape, peur qu’il me tue !

— Et vous avez parlé de votre réputation.

— Oui. Il a des photos de moi nue.

— Mais vous les lui avez remises vous-même ?

— Heu, oui.

L’avocate hausse les épaules pour montrer qu’elle ne peut s’en prendre qu’à elle.

Dans le public, un groupe d’étudiantes s’émeuvent à voix basse : « Mais c’est horrible ! » Et on se demande ce qu’en pensent les victimes des deux autres dossiers de violences conjugales qui seront jugés dans l’après midi.

C’est le tour du prévenu d’être interrogé :

— Ça fait déjà deux fois que vous êtes condamné. Quand est-ce que ça va s’arrêter ?

— Je ne veux pas aller en prison, j’ai un travail, des potes.

Une assesseuse intervient :

— Votre dossier indique que vous touchez l’allocation adulte handicapé. Pourquoi donc ?

— Des troubles mentaux.

— De quel ordre ?

— Je ne sais pas.

— Depuis combien de temps recevez-vous l’AAH ?

— Deux ou trois ans.

Fin de l’interrogatoire, c’est le moment des plaidoiries. La victime n’a pas d’avocat. Elle vient donc elle-même à la barre annoncer qu’elle se constitue partie civile et exposer ses demandes :

— Je voudrais qu’il ne puisse plus m’approcher ni venir à mon domicile. Et des dommages et intérêts.

— Que vous chiffrez à combien ?

Elle hésite longuement et finit par demander 1 500 €.

Le procureur commence ses réquisitions en citant la victime :

— Elle a déclaré : « Il a menacé de ruiner ma vie, mais ma vie elle est déjà ruinée. J’ai peur de lui, j’ai peur de le croiser, j’ai peur quand je suis chez moi. »

Pour ce qui est de l’absence de certificat médical de cinq jours d’ITT, il se contente de signaler qu’il ne figure pas au dossier « pour des raisons administratives ». Mais il ne met pas en doute le récit de la jeune femme :

— Tous les témoins du dossier ont constaté des bleus réguliers, qu’il l’insultait, qu’il menaçait de la tuer.

Il croit devoir livrer ensuite son interprétation des raisons pour lesquelles madame M. est restée deux ans avec le prévenu :

— C’est une personne qui semble plutôt passive, et c’est ce qui l’a empêchée de le quitter plus tôt.

Il récapitule ensuite les précédents judiciaires : avant cette audience, il y a d’abord eu de la composition pénale, puis une comparution sur reconnaissance de culpabilité. Il parle sans ironie d’une « graduation éducative », même s’il reconnaît que ça n’a pas parfaitement marché.

Il faut donc éloigner physiquement le prévenu de la victime. « C’est pourquoi je demande 18 mois de prison ferme. » Et l’interdiction d’entrer en contact avec la victime pendant trois ans.

L’avocate de la défense admet que certes son client reconnaît des menaces de mort « sur fond de crise conjugale », mais contre-attaque immédiatement :

— Elle a porté plainte quand elle a appris qu’il avait une nouvelle compagne…

Chacun comprend ce qu’elle sous-entend : Paulina M. aurait inventé tout ça par jalousie.

— Sa sœur a effectivement témoigné de son agressivité. Mais pour les coups, on n’a que la parole de madame M. Et elle serait bien en peine de les prouver en l’absence de certificat. Madame M. est plus que floue, elle qui est avec mon client depuis deux ans. Et on ne sait pas pourquoi elle ne l’a pas quitté plus tôt, cette demoiselle qui a une maman, qui n’est pas mariée, qui n’a pas d’enfant : il n’y avait aucun obstacle à son départ ! C’est un couple qui ne sait pas où il en est. Il faut qu’ils arrêtent de faire n’importe quoi !

Après avoir brièvement rappelé que l’enfermement n’est pas la meilleure solution pour quelqu’un qui souffre de troubles mentaux, elle revient sur ce qui a constitué le cœur de sa plaidoirie : la mise en cause de la victime.

— Madame M. n’a pas une réaction adéquate et tout à fait claire. Quand on n’a pas d’enfant en commun, on quitte la personne, on ne vient pas larmoyer devant le tribunal, ça décrédibilise les vraies victimes.

Fin de la plaidoirie, l’audience est suspendue, le tribunal part délibérer.

Une femme au premier rang accompagnée d’une jeune fille se lève pour prendre l’avocate à parti. Qui ne l’écoute pas et s’en va, tandis que le président appelle la sécurité. Encadrée par les agents qui la poussent vers la porte, la femme continue à parler. Elle désigne la jeune fille qui l’accompagne :

— C’est ma petite-fille ! Elle aussi elle sortait avec lui. Elle, elle n’a pas parlé, mais c’est un fou !

Avant de sortir par la porte opposée, l’avocate se tourne pour dire, goguenarde :

— À mon avis, ce n’est pas le seul !

Le tribunal délibère très longuement. Il annonce qu’il n’a pas retenu la violence – vraisemblablement en raison de l’absence de certificat. Pour les menaces de mort, Kingsley T. est condamné à un an de prison dont neuf mois avec sursis probatoire. À cela s’ajoutent l’interdiction de paraître, d’entrer en contact, et le paiement des 1 500 € de dommages et intérêts.

« Et pourtant vous travaillez ! »

« Et pourtant vous travaillez ! »

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, juillet 2021

João T., à peine plus de trente ans, est né au Portugal. Il est jugé pour des faits de violences conjugales commis en mars et pour des appels téléphoniques malveillants survenus depuis. Il arrive de la prison de Seysses, où il est en détention provisoire depuis un mois pour avoir transgressé le contrôle judiciaire qui lui interdisait de rentrer en contact avec son ancienne compagne.

La présidente rappelle d’abord les faits qui ont conduit à cette interdiction :

— Le 19 mars, vous vous êtes disputés. Madame souhaitait partir du domicile parce que vous étiez alcoolisé. Vous l’avez retenue par le poignet. C’est son fils de cinq ans, qui a réussi à quitter la maison et à prévenir les voisins, qui appellent les policiers. Quand ils arrivent, ils la trouvent en pleurs, une entorse au poignet, un hématome sur la pommette. Elle-même vous a donné un coup de poing. Vous avez déclaré en garde à vue qu’elle était instable, qu’elle vous avait frappé, qu’elle fait des crises. Je vous cite : « Je ne l’ai pas violentée, je l’ai peut-être poussée. La différence, c’est qu’elle, elle marque. » Qu’avez-vous à dire sur les faits ?

João T. explique que la dispute a commencé alors qu’ils faisaient les comptes, il évoque le fils de sa compagne, qu’il aime beaucoup, et sa frustration, « parce qu’on n’arrête pas de payer et qu’on travaille tout le temps ». Il parle longtemps mais, dans le public, on peine à comprendre ce qu’il dit parce qu’il parle mal français et qu’il n’y a pas d’interprète. Imperturbable, la présidente continue le récapitulatif des faits : à la suite des violences de mars, João T. a eu l’interdiction de contacter sa compagne et de se présenter à son domicile. Et pourtant il lui a passé 1 600 appels et textos en trois mois.

— Pourtant vous n’avez jamais été condamné auparavant, vous êtes honnête, vous travaillez !

Elle a l’air ébahi. Comme s’il était inconcevable d’être violent avec sa femme quand on n’était pas au chômage.

— Et le contenu des textos est injurieux et humiliant. Il n’y a pas un seul jour où vous la laissez tranquille.

Elle lit quelques messages : « Tu fais ce que je veux », « Pourquoi as-tu fermé les volets ce soir ? », « Je rentre chez toi quand je veux ». De fait, il a essayé : sur la caméra installée par la victime, on le voit escalader, franchir la barrière et essayer de passer la tête par-dessous le rideau métallique.

Sur les faits, João T. n’a pas grand-chose à dire.

— Je veux juste partir. Je veux juste travailler, je travaille tout le temps, j’ai travaillé toute ma vie.

Il touche une corde sensible : les « éléments de personnalité » évoqué par la présidente en parlent en effet beaucoup :

— Vous travaillez, vous êtes en France depuis dix ans ; vous avez un CDI de plaquiste ; mais malgré une insertion irréprochable, vous n’arrivez pas à vous maîtriser suite à une séparation.

Le procureur rappelle que les faits sont accablants :

— Monsieur T. est placé sous contrôle judiciaire le 21 mars ; or, dès le 22, il soumet madame à ses assauts. Et le 8 juin, on le retrouve devant le domicile avec ses parents, vociférant.

Pourtant, il ne peut s’empêcher de partager la perplexité de la présidente sur le profil de João T. :

— C’est d’autant plus surprenant qu’il est bien intégré et que son casier judiciaire est vierge.

Il demande douze mois dont six de sursis probatoire, obligation de soin et de travail, interdiction de rentrer en contact avec la victime et de se présenter à son domicile, et maintien en détention.

Pour finir c’est à l’avocate de la défense de rappeler que João T. travaille et qu’à ce titre « c’est quelqu’un de bien ».

Le tribunal le condamne à douze mois de prison, dont huit de sursis probatoire pendant deux ans ; avec obligation de soin et de travail, interdiction de rentrer en contact avec la victime (à qui il doit verser 800 € de préjudice moral) ou avec son fils. Néanmoins, la présidente ordonne l’aménagement de la partie de prison ferme : João T. sera en semi-liberté. Il va pouvoir continuer à travailler.