Protéger la société

Protéger la société

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, juillet 2024

Nicolas P. est accusé de violences volontaires sans interruption totale de travail (ITT) sur sa compagne et de menaces de mort réitérées.

La présidente résume les faits : les policiers ont été appelés par un ami du couple, paniqué, expliquant que Nicolas P. avait annoncé qu’il allait tuer tout le monde.

— Effectivement quand les policiers sont arrivés, ils ont constaté que vous étiez en pleine crise. Au commissariat, votre compagne a raconté que vous avez commencé par saisir un couteau pour vous trancher la gorge. Elle s’est interposée et c’est là qu’il y a eu des coups.

Le prévenu explique n’en avoir aucun souvenir. La présidente continue :

— L’expertise psychiatrique indique que vous avez été hospitalisé à de nombreuses reprises depuis vos 18 ans. Est-ce que vous vous soignez ?

— Actuellement je suis en rupture de traitement. J’ai été obligé de me sevrer lors de ma précédente peine de prison parce que je me faisais racketter : le médicament que je prenais était un dérivé d’amphétamine.

— Mais est-ce que vous l’avez signalé au moins ?

— Je l’ai dit au médecin. Il m’a répondu qu’on allait essayer de s’en passer. En sortant, j’ai voulu reprendre, mais je n’ai pas réussi à me faire prescrire le traitement.

Le prévenu décrit précisément toutes les démarches entreprises pour être suivi à nouveau avant de conclure :

— J’ai enfin trouvé un médecin psychiatre après de nombreux mois de recherches. Et j’ai rendez-vous en septembre au centre médico-psychologique Marengo.

La présidente parcourt les six mentions du casier judiciaire, toutes en rapport avec des épisodes de crise :

— Violences sur dépositaire de l’autorité publique, rébellion, outrage, refus de se soumettre au test sur les stupéfiants, conduite sous stupéfiant. Qu’est-ce que c’était comme drogue ?

— Du cannabis.

— Alors que vous avez cette pathologie, vous prenez quand même des drogues ! Sans compter que vous savez que vous avez des problèmes graves et vous ne vous soignez pas ! Est-ce que ce n’est pas de la dangerosité sociale, ça, monsieur ?

Elle poursuit :

— Vous êtes sous curatelle, vous recevez l’allocation adulte handicapé, vous avez un enfant de 3 ans et demi, qui est à la charge de sa mère. Dans son expertise, le psychiatre estime qu’il n’y a ni abolition ni altération du discernement. Il vous a diagnostiqué un trouble borderline. Vous faites preuve d’une violence structurelle quand vous êtes non traité !

Une nouvelle fois, le prévenu affirme vigoureusement qu’il a fait tout ce qui est en son pouvoir pour se soigner. Qu’il a besoin d’avoir le bon traitement, d’être soigné correctement. Qu’un passage en prison réduirait à néant le travail déjà effectué pour être pris en charge et reprendre une vie normale :

— Le SPIP et tous les psychologues et psychiatres que j’ai vu⋅es peuvent confirmer que j’ai fait le maximum. Je ne cherche qu’à me réinsérer.

— Vous n’avez pas réussi, dites-vous – même si on ne comprend pas tout à fait pourquoi –, à reprendre le traitement. Mais nous, magistrats, sommes professionnellement responsables de l’évaluation de votre situation et de votre dangerosité.

Sur quoi elle invite la compagne du prévenu à s’avancer à la barre pour témoigner, tout en précisant que le tribunal ne remet pas en cause le fait que Monsieur souffre de problèmes graves.

La jeune femme est très ferme :

— J’ai une première chose à dire : je n’ai jamais dit qu’il m’avait frappé volontairement et ça n’est jamais arrivé. Il m’a saisie à la gorge quand je me suis interposée entre lui et le couteau.

Elle confirme aussi que son compagnon et elle ont appelé de nombreux psychiatres et tous les centres médicaux psychologiques pour qu’il puisse récupérer son dossier et son traitement.

La présidente n’apprécie pas ses précisions :

— Vous dites ça aujourd’hui mais il y a quand même des photos qui montrent dans quel état vous étiez…

— Je sais dans quel état j’étais. Les hématomes proviennent de la bousculade, ce n’était pas volontaire.

— Bon, comment est-ce que vous voyez la suite ?

— Je veux qu’il obtienne son traitement, qu’il soit stabilisé, même si je ne veux pas minimiser les faits.

La présidente traduit d’un air réprobateur :

— On comprend que vous n’envisagez pas une séparation et que vous ne vous constituez pas partie civile.

La procureure partage l’agacement de la présidente :

— Madame a du mal à se considérer comme une victime parce qu’elle se focalise sur le trouble psychiatrique de monsieur. Or ces faits restent condamnés par la loi. Ils ont été commis en récidive légale alors que monsieur a déjà plusieurs condamnations. Des peines alternatives telles que le sursis probatoire ont été essayées, mais ça ne l’a pas pour autant empêché de recommencer. Le psychiatre a diagnostiqué une dangerosité ainsi qu’un trouble psychiatrique, ce qui ne l’empêche pas d’être intégralement responsable des faits commis, comme le dit le même expert psychiatre, qui n’a reconnu ni abolition ni altération du discernement.

Elle propose une peine de 8 à 10 mois de prison et le maintien en détention. Puis, comme si elle n’avait rien entendu de ce que Nicolas P. avait pu dire :

— Le prévenu n’est pour l’instant pas en capacité d’entendre qu’il doit se soigner. Or nous devons protéger la société. Par ailleurs, seule une détention pourra permettre de stabiliser son état.

L’avocate se lève pour sa plaidoirie :

— La société doit répondre des défaillances dans la prise en charge. La SPIP responsable du suivi du sursis probatoire renforcé a rendu un rapport en juin dernier au juge d’application des peines. Ce rapport éclaire beaucoup sur la personnalité du prévenu et sur les efforts faits pour reprendre son traitement. À plusieurs reprises, il est venu la voir en disant : « Je ne sais plus quoi faire, je ne vais pas bien. » La rupture du traitement, ce n’est pas parce qu’il n’a pas conscience de sa situation. Le neuroleptique qu’il doit prendre n’est prescrit que quand il y a un suivi très serré qui est mis en place. Or le psychiatre qui le suivait initialement n’a pas transmis son dossier. À son niveau, il a fait tout ce qu’il pouvait. On lui reproche d’être en rupture de soin, c’est injuste. Et ce n’est pas en prison qu’il aura le traitement dont il a besoin. Aucun psychiatre ne prendra cette responsabilité dans le cadre d’une incarcération parce qu’il y aura encore du racket.

Sa plaidoirie finie, elle remet des documents à la présidente « et une lettre de sa maman qui explique quel genre de garçon c’est ».

Le dernier mot est au prévenu, en pleurs :

— Je suis désolé pour le désagrément que mes proches ont subi. Je suis désolé pour ma mère. Je n’ai jamais arrêté les efforts. Je voudrais une sanction adaptée à ma situation.

Il est condamné à 6 mois de prison et maintenu en détention ainsi qu’à un suivi sociojudiciaire pendant 3 ans, comprenant une injonction de soins avec un an de prison à la clé en cas de non-exécution. Pour justifier la peine, la présidente parle encore de « vraie dangerosité sociale » et indique que cette sanction est la seule manière d’être sûr qu’il soit correctement pris en charge. Elle conclut d’un air satisfait :

— Et, à votre sortie, un médecin coordonnera votre parcours médical via le juge d’application des peines.

L’audace de la justice

L’audace de la justice

Marseille, chambre des comparutions immédiates, octobre 2022

Le prévenu est né en 1980 à Pontoise. Il se tient droit, l’air affable, il présente bien. Il comparaît pour des violences conjugales.

Quand il a appris que son ex-femme avait un nouveau compagnon, il est venu deux nuits de suite à son domicile pour l’espionner – et arracher les fusibles d’un compteur au passage. La deuxième nuit, Sophie T. l’a surpris. Leur fille, sortie elle aussi, a filmé la scène avec son téléphone portable. Le président commente la scène :

— On voit sur la vidéo que vous l’avez attrapée, poussée et frappée contre la voiture, avec des insultes.

Deux mains courantes avaient été déposées en 2015. L’une est accompagnée d’un certificat médical et d’une photo qui montre la victime avec un œil au beurre noir.

— En garde à vue, vous avez contesté les faits de violence. Vous avez dit qu’elle vous avait accusé à tort d’avoir saboté son compteur. Et que vous étiez revenu la nuit pour surveiller que personne ne recoupe le courant. On vous a confronté. Au début, vous avez continué à nier. On vous a ensuite montré la vidéo. On vous entendait distinctement dire : « Si ça se passe mal, je t’égorge. » Et même à ce moment-là, vous avez dit qu’il ne s’agissait visiblement pas de coups francs et que vous vous étiez retenu.

La parole est au prévenu, qui, une fois n’est pas coutume, parle longuement sans être interrompu :

— J’étais dans le déni avant de voir la vidéo. Et pendant la confrontation, elle m’a dit des choses. Je ne pensais pas être ce genre de personne, je ne pensais pas lui avoir fait aussi peur. Je ne pensais pas qu’elle pouvait être sous emprise. J’ai perdu pied. Sophie, c’est la seule personne qui compte pour moi. J’ai été abandonné par ma mère à 14 ans. C’est avec Sophie que j’ai grandi.

Apparemment satisfait, le tribunal ne revient pas sur les faits. L’examen de la personnalité du prévenu fait lui aussi une impression favorable aux magistrats. Sur le casier, il n’y a pas grand-chose : une amende pour recel et un sursis pour vol en réunion qui datent d’il y a 20 ans ; et, en 2015, un outrage contre un agent du transport sur la voie publique. Aujourd’hui, le prévenu est en CDD avec une perspective de CDI.

Il tient à ajouter quelque chose :

— Si j’étais un homme qui bat sa femme, je serais déjà passé au tribunal. Il n’y a d’ailleurs eu aucun problème quand elle est sortie avec un homme plus jeune pendant une de nos séparations. On a tous les deux notre petit caractère, alors bien sûr on se chamaillait. Mais là, qu’elle sorte avec un homme marié, je ne l’ai pas supporté. Je pensais qu’on se remettrait ensemble. C’est 20 ans d’amour, on a parcouru le monde ensemble.

La victime est appelée à la barre pour témoigner. Elle est un peu moins enchantée par les propos du prévenu que les magistrats et relève les petites piques dont le prévenu a parsemé son récit :

— Je sais que ça n’a pas à voir avec l’affaire et que ça ne regarde pas le tribunal, mais je voudrais quand même faire une précision : mon compagnon n’est pas un homme marié, mais un homme en train de se séparer. Je voudrais aussi dire que je n’ai jamais fait preuve de violence physique.

Elle explique aussi que son fils est devenu très agressif avec elle depuis la séparation et que parfois il lui répète des choses insultantes que lui dit son père :

— Mon fils de 9 ans m’insulte, me traite de pute et de cougar. Il n’a pas inventé ça, c’est son père qui lui a dit. Et quand il est en colère, il ne sait pas se contrôler. Si ma fille n’était pas intervenue, ça aurait pu déraper. Ce n’est pas quelqu’un de méchant. Mais il ne sait pas gérer sa colère. J’ai ma part de responsabilité : un couple, ça se fait à deux. Mais il minimise les faits. Je suis blessée qu’il mette beaucoup de choses sur mon dos.

Elle explique avoir voulu retirer sa plainte parce qu’elle ne veut pas qu’il ait des ennuis.

— Je ne souhaite pas me constituer partie civile, je veux juste qu’il ne m’approche plus.

Dans ses réquisitions, le procureur estime qu’« on est dans la complexité humaine ». Chose rare ! Habituellement, le parquet trouve plutôt que « les faits sont très simples ».

— Je veux juste m’assurer que le discours du prévenu est sincère. Je demande 12 mois de sursis probatoire pendant 2 ans, assortis d’obligations qui nous assureront de sa prise de conscience totale, complète et définitive. Pourquoi pas une interdiction de mise en contact ?

Plutôt que de saisir la perche tendu par le parquetier, l’avocate de la défense mise sur une méthode éprouvée : elle renvoie victime et prévenu dos à dos.

— C’est un couple qui est devenu toxique avec les années. Madame a d’ailleurs reconnu avoir griffé monsieur. [La victime lève un bras pour protester, sans succès, son tour est passé] Ma volonté n’est pas de dégrader la partie civile, mais de montrer un comportement de deux personnes qui prennent toutes les deux à partie les enfants. Dans cette affaire, les enfants sont instrumentalisés et sont au milieu de cette dispute conjugale. Interrogé, le petit garçon a dit que ses deux parents étaient à égalité dans la violence.

Elle brode sur le thème introduit par son client :

— Monsieur n’est pas un bourreau. Ils ont été ensemble pendant 20 ans. Et cela fait 7 ans qu’on n’a rien. Je ne dis pas qu’il ne s’est rien passé. Mais tout de même ça s’est bien passé pendant tout ce temps.

Elle s’emmêle un peu mais revient sur un terrain plus stable en parlant de sa parfaite insertion et de ce CDD, qui se transformera en CDI – « Une incarcération serait dramatique ».

Elle demande une obligation de soins pour gérer l’impulsivité de son client et demande au tribunal de « ramener la peine à de plus justes proportions », selon la formule consacrée.

Le prévenu est condamné à 12 mois de sursis probatoire, assorti d’une interdiction de contact et de paraître au domicile de la victime, et d’une obligation de soins. Pour clore l’affaire, le président souligne la grande audace du tribunal, qui n’a pas envoyé le prévenu en prison :

— Vous l’avez compris, c’est un pari qui est fait : s’il y a le moindre faux pas, ce sera l’incarcération !

Bien souvent en comparution immédiate, les victime de violences conjugales sont traitées avec la même désinvolture, voire le même mépris que les prévenus. On ne les laisse pas parler, on ne les croit pas, ou bien on leur reproche de ne pas avoir fait les choses correctement : elles auraient dû partir avant, ou bien elles ont porté plainte trop tard, ou, bien pire au yeux des gens de justice, elles ont retiré leur plainte.

« Elle s’était bien gardée de le dire avant ! »

« Elle s’était bien gardée de le dire avant ! »

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, avril 2022

Bassem Z. comparaît pour avoir frappé son ancienne compagne, Norah L., son fils et un ami à elle. La présidente résume le dossier : appelés par l’enfant de la victime, les gendarmes interviennent à son domicile. Quand elle leur ouvre, en pleurs et le nez en sang, Bassem Z. est déjà parti. Elle leur raconte qu’ils s’étaient mis ensemble en août dernier et installés tous les deux, mais que la relation s’est arrêtée en décembre. D’ailleurs les gendarmes ont même dû intervenir pour le mettre dehors. La présidente lit ensuite les déclarations de Norah L. entendue plus tard à la gendarmerie. Premier agacement :

— Là déjà, elle change de date ! Elle dit maintenant que la relation s’était finie en janvier.

Comme si ce mois de différence suffisait à décrédibiliser la victime.

Sur les faits, Norah L., son fils de 11 ans et Mohammed C. disent la même chose :Bassem Z. est arrivé alors que tous les trois déchargeaient les courses dans la rue en fin de journée, a giflé Mohammed, a insulté Norah L., l’a frappée, puis filmée en commentant : « C’est une pute, elle fait rentrer des hommes pour se faire niquer. » C’est l’enfant qui a appelé la police. Lui aussi dit avoir reçu des coups en essayant de protéger sa mère.

Bassem Z. a été interpellé par la BAC le 1er avril.

La présidente donne le ton.

— En garde à vue, son récit est assez différent de celui de Madame L.

S’il reconnaît que les gendarmes l’ont effectivement mis dehors, il affirme que Norah L. et lui sont restés ensemble par la suite et qu’il venait chez elle tous les jours. Ce jour-là, en s’approchant de la maison, il l’aurait vue par la fenêtre avoir une relation avec un autre homme. Il a sonné, ils ont ouvert.

— Et c’est là que vous dites avoir giflé Mohammed. Ensuite, madame est allée chercher un couteau et vous a porté des coups avec. C’est pour vous défendre que vous l’avez giflée à son tour. Vous signalez également que madame vous a contacté plusieurs fois pour vous dire que les policiers étaient à votre recherche : « Éloigne-toi. Va-t-en parce qu’ils ont localisé ton téléphone. » Vous contestez avoir frappé son fils, en précisant que vous ne frappiez pas les enfants. « Madame, je l’ai frappée pour me défendre. Monsieur aussi, parce qu’il baisait ma femme. »

Entendue une nouvelle fois par la police, Norah L. a reconnu avoir attrapé un couteau sous l’effet de la peur et porté ces coups. La présidente grince – « Elle s’était bien gardée de le dire avant ! » – et continue à parcourir le dossier. Elle lit d’une voix métallique les messages trouvés dans le téléphone du prévenu : « Dis-toi que si je te chope en train de me tromper je te tue » ; « Je t’ai dit que je n’étais pas dans mon état normal quand je t’ai frappée. Nous avons été ensorcelés, ce n’est pas de ma faute »…

À ce moment-là, un grand bruit sourd au fond de la salle. Tout le monde se retourne, une dame est évanouie sur le sol. Des gens se précipitent, essayent de la réanimer. Les magistrats, eux, semblent décontenancés. La confusion dure. On s’interroge. Qu’est-ce qui se passe ? C’est peut-être de l’hypoglycémie ? Allez chercher quelqu’un ! Est-ce qu’il ne faudrait pas du sucre ? Dans le public, quelqu’un lance : « C’est le ramadan. » Un assesseur lève les yeux au ciel.

Un avocat est penché sur elle et l’appelle :

— Madame L. ? Madame L. ?

C’est la victime.

Qui n’était pas devant, sur le banc des victimes, face à son ancien compagnon, mais s’était installée là, vers le fond, près de la porte.

Un pompier arrive avec un fauteuil roulant. Elle est emmenée. L’audience est levée.

Dix minutes plus tard, la victime n’a pas été ramenée dans la salle. Le tribunal décide de renvoyer l’audience à dans un mois et de mettre le prévenu en prison en attendant.

Bien souvent en comparution immédiate, les victime de violences conjugales sont traitées avec la même désinvolture, voire le même mépris que les prévenus. On ne les laisse pas parler, on ne les croit pas, ou bien on leur reproche de ne pas avoir fait les choses correctement : elles auraient dû partir avant, ou bien elles ont porté plainte trop tard, ou, bien pire au yeux des gens de justice, elles ont retiré leur plainte.

« Monsieur ne fait pas pitié, il fait peur ! »

« Monsieur ne fait pas pitié, il fait peur ! »

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, avril 2022

Dans la salle, deux écrans ont été déroulés : l’un derrière les magistrats, l’autre en face d’eux, dans le dos du public. Apparaît une pièce de la prison de Seysses. Un homme en fauteuil roulant est amené. Il est assez loin de la caméra et on distingue mal son visage. Il sera jugé en visio pour des violences conjugales. Le tribunal n’est pas encore arrivé. L’homme ne voit pas le public. Il attend. Il chantonne. Il s’ennuie peut-être ?

L’avocate demande à s’entretenir avec lui. Elle a été désignée en fin de matinée et n’a pas encore pu le voir. La salle est évacuée. Après dix minutes, tout le monde entre de nouveau.

Enfin la présidente et ses deux assesseurs arrivent. L’audience commence classiquement, la présidente demande son identité et sa date de naissance au prévenu :

— Pardon, je vous entends parler, mais je ne comprends pas. Attendez.

Il souffle vigoureusement sur le micro, bruit de tempête dans la salle. La présidente reprend la main :

— Bon, vous êtes né en Espagne en 1937.

85 ans, donc.

— Et vous comparaissez pour des violences en récidive sur votre épouse.

Le vieil homme n’entend rien. Il tapote casque et micro pour améliorer la situation. Les grésillements sont insupportables. La présidente craque :

— Je fais le constat que je n’entends pas. D’autant plus que monsieur y met de la mauvaise volonté.

— Absolument, madame la présidente !

C’est bien sûr une intervention du procureur – légion d’honneur bien en vue sur sa robe.

— Le dossier n’est pas en état d’être jugé : il manque l’expertise psy, obligatoire étant donné que monsieur est sous curatelle renforcée.

Le renvoi est donc imposé par la loi. Reste à savoir si l’homme attendra son procès en prison. Le procureur décoré commence ses réquisitions :

— Ce monsieur ne fait pas pitié, il fait peur ! Et je ne suis pas surpris qu’il se conduise ainsi ! On l’a condamné la dernière fois par comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC), parce qu’on a voulu tenir compte de son âge… Il se moque de la justice ! Il connaît l’angélisme de beaucoup de tribunaux ! Il pense : « On ne me mettra pas en prison parce que je suis sur chaise roulante », mais quand il boxe sa femme, il change de pièce en chantonnant.

C’est vrai que le prévenu aime bien chantonner. Il fredonne d’ailleurs pendant que les gens de justice parlent de lui.

Dès le début de sa plaidoirie, l’avocate signale que le curateur n’a pas été avisé de la date d’audience :

— Dans ces conditions, monsieur X. ne peut pas décemment préparer sa défense.

— Mais bien sûr que si !

C’est encore une intervention du prestigieux procureur.

— Non, la présence du curateur est essentielle justement parce que le prévenu est une personne vulnérable. Il aurait apporté des pièces nécessaires, notamment sur la possibilité de trouver un logement alternatif. Le prévenu est en détention provisoire à Seysses et il devrait y rester parce qu’il n’y a pas eu l’expertise obligatoire avant la date d’audience ? On sait que les conditions de détention à Seysses sont déplorables, et notamment pour les personnes en situation de handicap : elles ne peuvent pas se déplacer comme elles le souhaitent, parce qu’elles sont plusieurs dans la cellule, à cause de l’étroitesse des portes, de l’absence de rampes d’accès…

La présidente en a marre :

— On ne va pas faire le procès de la maison d’arrêt de Seysses !

— Je dois bien le dire ! Et sa femme est effondrée par son incarcération, elle ne voit aucun inconvénient à ce que monsieur revienne dans son logement. Sa place n’est pas en prison.

L’avocat de l’épouse, partie civile, abonde dans son sens :

— Ma cliente est mariée avec lui depuis 66 ans. Elle ne souhaite pas divorcer. Elle se fait un sang d’encre, elle ne comprend pas où est son mari. Oui, c’est avec elle qu’il se dispute, mais c’est aussi son soutien au quotidien. Oui, c’est houleux, c’est compliqué, mais il n’est pas sous curatelle renforcée pour rien. Il est tout simplement grabataire. Et on a osé dire qu’il chantonnait pour se moquer !

Pendant que le tribunal délibère, le prévenu continue de chantonner en visio. Le procureur finit par aller voir la greffière pour essayer de couper le son. Ils n’y arrivent pas.

Retour des délibérations :

— Il n’y a pas la preuve dans le dossier que le curateur a été avisé de la date d’audience.

En attendant le procès en juin, le tribunal ordonne la remise en liberté compte tenu de l’absence de curateur pour le débat.

Pendant tout ce temps, le prévenu essaye de rebrancher les écouteurs et le micro.

— Je ne vous entend pas, je n’arrive pas à comprendre. J’ai entendu « curateur ».

— On ne va pas vous juger aujourd’hui, vous allez être libéré tout à l’heure.

— Ah.

— Et j’ordonne une expertise psy.

— Hein ? [Il met la main derrière son oreille.] J’ai rendez-vous avec le curateur le 22 !

— Oui, oui. Vous pouvez signaler au surveillant que c’est terminé !

— Est-ce que vous m’entendez ? Je vous ai dit que j’avais rendez-vous le 22 !

La greffière coupe la visio.

« Pourquoi vous ne l’avez pas quitté plus tôt ? »

« Pourquoi vous ne l’avez pas quitté plus tôt ? »

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, novembre 2021

Kingsley T., vingt ans, né en Martinique, comparaît pour menaces de mort réitérées et violences habituelles sur sa compagne ayant entraîné cinq jours d’ITT.

Pendant le rappel des faits, le président indique une difficulté : le certificat du médecin légiste fixant le nombre de jours d’ITT ne figure pas au dossier.

Paulina M., son ancienne compagne, témoigne longuement à la barre. Plusieurs de ses proches sont là. Une jeune femme sanglote dans le public, un garçon l’entoure de ses bras. La victime pleure en racontant deux ans d’une relation difficile, faite de coups, d’humiliations, de menaces. Ils se sont finalement séparés mais les menaces ont continué. Quand elle a déménagé, elle a espéré qu’il perdrait sa trace. Mais il lui a très vite fait savoir qu’il l’avait suivie et qu’il savait où elle habitait.

Impénétrable, le président l’écoute. On ne tarde pas à connaître le fond de sa pensée :

— Pourquoi vous ne l’avez pas quitté plus tôt ?

La jeune fille balbutie des justifications, explique qu’elle l’avait déjà quitté une fois. Il l’interrompt :

— Non, mais personne ne vous obligeait à retourner avec lui, que je sache ?

— Il allait voir ma mère, il disait qu’il allait me détruire, détruire ma réputation, et je sais ce qu’il a fait à son ex.

— Il y a la police nationale pour ça ! Et vous dites vous-même que vous l’avez quitté il y a un mois, qu’est-ce que ça aurait changé de le quitter plus tôt ?

Paulina M. ne sait plus quoi répondre.

— Et pourquoi porter plainte maintenant ?

— C’est ma maman qui m’a donné le courage. J’ai beaucoup hésité.

— Bon, on n’a pas le certificat du légiste. Mais vous n’avez pas été voir votre médecin ?

— Ma médecin généraliste a vu les bleus, mais n’a pas osé faire un signalement.

— Et pourquoi ? C’est bizarre ça ! Bon, y a-t-il des questions ?

De fait, l’avocate du prévenu en a. Du genre insinuantes et agressives :

— Vous avez une famille ?

La jeune fille confirme avoir une mère.

— Et personne ne vous a dit de porter plainte ?

— Si, plein de gens me l’ont dit.

— Et donc ?

— J’avais peur.

— Peur de quoi ?

— Peur qu’il m’attende en bas de chez moi, peur qu’il me tape, peur qu’il me tue !

— Et vous avez parlé de votre réputation.

— Oui. Il a des photos de moi nue.

— Mais vous les lui avez remises vous-même ?

— Heu, oui.

L’avocate hausse les épaules pour montrer qu’elle ne peut s’en prendre qu’à elle.

Dans le public, un groupe d’étudiantes s’émeuvent à voix basse : « Mais c’est horrible ! » Et on se demande ce qu’en pensent les victimes des deux autres dossiers de violences conjugales qui seront jugés dans l’après midi.

C’est le tour du prévenu d’être interrogé :

— Ça fait déjà deux fois que vous êtes condamné. Quand est-ce que ça va s’arrêter ?

— Je ne veux pas aller en prison, j’ai un travail, des potes.

Une assesseuse intervient :

— Votre dossier indique que vous touchez l’allocation adulte handicapé. Pourquoi donc ?

— Des troubles mentaux.

— De quel ordre ?

— Je ne sais pas.

— Depuis combien de temps recevez-vous l’AAH ?

— Deux ou trois ans.

Fin de l’interrogatoire, c’est le moment des plaidoiries. La victime n’a pas d’avocat. Elle vient donc elle-même à la barre annoncer qu’elle se constitue partie civile et exposer ses demandes :

— Je voudrais qu’il ne puisse plus m’approcher ni venir à mon domicile. Et des dommages et intérêts.

— Que vous chiffrez à combien ?

Elle hésite longuement et finit par demander 1 500 €.

Le procureur commence ses réquisitions en citant la victime :

— Elle a déclaré : « Il a menacé de ruiner ma vie, mais ma vie elle est déjà ruinée. J’ai peur de lui, j’ai peur de le croiser, j’ai peur quand je suis chez moi. »

Pour ce qui est de l’absence de certificat médical de cinq jours d’ITT, il se contente de signaler qu’il ne figure pas au dossier « pour des raisons administratives ». Mais il ne met pas en doute le récit de la jeune femme :

— Tous les témoins du dossier ont constaté des bleus réguliers, qu’il l’insultait, qu’il menaçait de la tuer.

Il croit devoir livrer ensuite son interprétation des raisons pour lesquelles madame M. est restée deux ans avec le prévenu :

— C’est une personne qui semble plutôt passive, et c’est ce qui l’a empêchée de le quitter plus tôt.

Il récapitule ensuite les précédents judiciaires : avant cette audience, il y a d’abord eu de la composition pénale, puis une comparution sur reconnaissance de culpabilité. Il parle sans ironie d’une « graduation éducative », même s’il reconnaît que ça n’a pas parfaitement marché.

Il faut donc éloigner physiquement le prévenu de la victime. « C’est pourquoi je demande 18 mois de prison ferme. » Et l’interdiction d’entrer en contact avec la victime pendant trois ans.

L’avocate de la défense admet que certes son client reconnaît des menaces de mort « sur fond de crise conjugale », mais contre-attaque immédiatement :

— Elle a porté plainte quand elle a appris qu’il avait une nouvelle compagne…

Chacun comprend ce qu’elle sous-entend : Paulina M. aurait inventé tout ça par jalousie.

— Sa sœur a effectivement témoigné de son agressivité. Mais pour les coups, on n’a que la parole de madame M. Et elle serait bien en peine de les prouver en l’absence de certificat. Madame M. est plus que floue, elle qui est avec mon client depuis deux ans. Et on ne sait pas pourquoi elle ne l’a pas quitté plus tôt, cette demoiselle qui a une maman, qui n’est pas mariée, qui n’a pas d’enfant : il n’y avait aucun obstacle à son départ ! C’est un couple qui ne sait pas où il en est. Il faut qu’ils arrêtent de faire n’importe quoi !

Après avoir brièvement rappelé que l’enfermement n’est pas la meilleure solution pour quelqu’un qui souffre de troubles mentaux, elle revient sur ce qui a constitué le cœur de sa plaidoirie : la mise en cause de la victime.

— Madame M. n’a pas une réaction adéquate et tout à fait claire. Quand on n’a pas d’enfant en commun, on quitte la personne, on ne vient pas larmoyer devant le tribunal, ça décrédibilise les vraies victimes.

Fin de la plaidoirie, l’audience est suspendue, le tribunal part délibérer.

Une femme au premier rang accompagnée d’une jeune fille se lève pour prendre l’avocate à parti. Qui ne l’écoute pas et s’en va, tandis que le président appelle la sécurité. Encadrée par les agents qui la poussent vers la porte, la femme continue à parler. Elle désigne la jeune fille qui l’accompagne :

— C’est ma petite-fille ! Elle aussi elle sortait avec lui. Elle, elle n’a pas parlé, mais c’est un fou !

Avant de sortir par la porte opposée, l’avocate se tourne pour dire, goguenarde :

— À mon avis, ce n’est pas le seul !

Le tribunal délibère très longuement. Il annonce qu’il n’a pas retenu la violence – vraisemblablement en raison de l’absence de certificat. Pour les menaces de mort, Kingsley T. est condamné à un an de prison dont neuf mois avec sursis probatoire. À cela s’ajoutent l’interdiction de paraître, d’entrer en contact, et le paiement des 1 500 € de dommages et intérêts.