La sagesse du tribunal

La sagesse du tribunal

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, avril 2024

Medhi S., 19 ans, comparaît pour « violence avec usage ou menace d’une arme » n’ayant entraîné aucune incapacité totale de travail (ITT) contre des agents de la société de transport Tisséo. Le procès a déjà été renvoyé une première fois dans l’attente d’une expertise psychiatrique censée répondre aux questions posées par le tribunal : le prévenu est-il « responsable de ses actes au moment des faits » et « accessible à une sanction pénale » ? Autrement dit, doit-t-il être envoyé en prison ou à l’hôpital psychiatrique ?

La présidente a l’air embarrassée :

— Nous ne l’avons toujours pas reçue. Nous allons être obligés de renvoyer à nouveau.

Elle se tourne vers la procureure :

— Quelles sont vos réquisitions pour les mesures de sûreté ?

— Je demande le maintien en détention provisoire parce que sa personnalité pose question. Monsieur n’a pas de casier, mais il y a évidemment un trouble de la personnalité. Sans compter que c’est un étranger en situation irrégulière : il y a un risque de fuite.

L’avocate se borne à signaler mollement que Medhi S. a fourni une adresse chez sa compagne. Pour le reste, on imagine qu’elle s’en remet à la sagesse du tribunal. Pour la forme, celui-ci se retire délibérer, mais revient presque immédiatement annoncer que le prévenu est renvoyé à la prison de Seysses attendre l’expertise.

« Pour juger, il faut comprendre »

« Pour juger, il faut comprendre »

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, novembre 2023

Jonni T. , vingt ans, comparaît pour avoir agressé Arnaud B. Personne ne comprend ce qu’il s’est passé, ni les amis de Arnaud, qui racontent avoir sympathisé avec Jonni et son cousin à la sortie d’une boîte, ni la victime, qui ne se rappelle d’aucune altercation avant l’attaque, ni le prévenu, accablé dans le box :

— Je ne sais pas comment c’est parti.

— Eh bien, c’est inquiétant, ça, monsieur !

— Je sais.

Les deux groupes discutaient tranquillement quand Jonni T. a sorti un cutter de sa poche et porté plusieurs coups à Arnaud. La vidéosurveillance confirme le récit des témoins : il n’y a pas eu de conflit avant. Et le rapport de police est catégorique : il n’était pas sous l’effet de l’alcool ni de produits stupéfiants.

La présidente est embêtée :

— Il faut tout de même trouver une explication. D’ailleurs, pourquoi avez-vous un cutter sur vous ?

— J’ai oublié de le laisser au travail.

Elle montre à ses assesseuses les photos des blessures : deux coups au visage, dont une entaille de 15 cm, et un autre au bras. Elle soupire :

— Et vous n’avez pas d’explication, monsieur.

L’avocate de la partie civile se lève et explique que le père de la victime est là et qu’il aimerait dire quelques mots. La présidente fait la moue :

— On a une audience très chargée, et puis la victime est majeure…

Elle pose son regard sur l’homme en costume, et accepte finalement qu’il vienne témoigner à la barre.

— Cette violence ordinaire, ce n’est pas notre monde. Ma femme et moi, nous travaillons, nos enfants font des études. Notre fils a croisé la monstruosité ordinaire, celle qui vous saute à la gorge. On pourrait dire : « Il a de la chance, il n’est pas mort. » Mais relativiser, c’est le privilège des non-concernés. Cet événement a semé le chaos dans nos vies.

Le prévenu est prostré dans le box. Sa famille, assise dans la salle, ne le quitte pas des yeux. La présidente se tourne à nouveau vers le prévenu :

— Ce qui est déstabilisant, c’est que vous assumez les faits, mais que vous n’apportez aucune réponse. Or pour juger, il faut comprendre.

L’avocate de la défense tente quelque chose :

— Vous m’avez dit que vous vous étiez senti menacé. Pouvez-vous développer ?

La réponse est chuchotée. On comprend cependant que le prévenu estime finalement qu’il n’avait pas de raison de se sentir menacé.

Le procureur trouve de toute façon l’explication fantaisiste :

— Les témoins sont formels, il n’y a pas eu de haussement de voix. Vous vous êtes vraiment senti agressé ?

— Je ne sais pas. [Chuchote encore.] Je ne peux pas vous dire. Ce n’est pas une fierté ce que j’ai fait.

La présidente résume l’enquête sociale rapide :

— Vous n’avez pas d’antécédent. Vous vivez chez votre mère. Vous êtes intérimaire. Vous avez créé une société pour pouvoir faire les marchés. Vous êtes asthmatique et vous n’avez pas d’addiction. Vous êtes sûr que vous n’avez pas de problème particulier ?

Le prévenu fait non de la tête. La magistrate précise sa pensée :

— Vous n’avez jamais fait un suivi psy, par exemple ?

Devant ses dénégations, la présidente passe la parole à l’avocate des parties civiles :

— Toute la famille se constitue partie civile parce que c’est l’intégralité de cette famille qui a été ébranlée. On aurait pu imaginer qu’on allait avoir des réponses à cette audience, mais on n’a aucun début d’explication. La dangerosité de monsieur est certaine. Et la question de la dangerosité psychiatrique peut aussi se poser. Une expertise n’aurait d’ailleurs sans doute pas été de trop.

Pour ce qui est des dommages et intérêts, elle demande un report sur intérêt civil, pour évaluer précisément le préjudice de ses client·es. Bien sûr, en attendant, elle sollicite une provision : 3 000 € pour Arnaud B. ; 1 000 € chacun pour sa mère, son père et son frère ; 200 € de préjudice matériel ; et 1 440 € de frais d’avocat.

Le procureur, qui a le sens de la synthèse, considère que « c’est une soirée qui s’est extrêmement mal terminée ». Il regrette abondamment lui aussi de ne pas avoir plus d’explications. D’autant que les faits sont graves, et que d’après lui le profil du prévenu est inquiétant :

— Jonni T. n’a pas d’antécédent, mais il est déscolarisé depuis la quatrième. Il nous explique qu’il a passé des années sans faire grand-chose, des petits boulots.

Il demande 18 mois de prison, dont 8 mois de sursis probatoire pendant 3 ans, ainsi que le maintien en détention « pour éviter la réitération des faits ».

L’avocate de la défense commence par souligner la jeunesse du prévenu « qui se retrouve devant un tribunal pour la première fois » :

— Il ne sait pas comment ça se passe, il ne sait pas quand c’est son tour de parler. Il n’y a pas d’explication sur ces faits, mais il ne veut pas en inventer, il ne veut pas mentir. Certes, la vidéosurveillance montre qu’il n’y a pas eu d’agitation, mais il n’y a pas de son, on ne peut pas savoir ce que la victime lui a dit. Il y a dû avoir une incompréhension et Jonni T. a eu un sentiment de danger. C’est vrai que c’est une mauvaise appréciation de la situation. C’est vraiment malheureux, mais les plaies ne sont pas profondes, elles ont pu être suturées. Les séquelles physiques ont été évaluées à 5 jours d’ITT seulement.

Pour le reste elle plaide la bonne insertion de son client :

— Il n’a pas de casier, pas un caractère violent. Ce n’est pas un jeune à problèmes. Il a arrêté l’école en quatrième parce que c’est un système dans lequel il ne s’épanouissait pas. Il a trouvé plus de sens dans le fait de travailler que dans les études. Il faut le pousser sur la voie de l’insertion pour lui éviter de se retrouver encore devant vous. Sa mère ou sa grand-mère peuvent l’accueillir chez elles avec un bracelet.

Quand on lui donne la parole à la fin de l’audience, le prévenu s’excuse auprès de la famille d’Arnaud B.

Il est condamné à 3 ans de prison, dont 18 mois de sursis probatoire, soit le double des réquisitions. La présidente tient pourtant à préciser :

— Nous avons pris en compte votre jeune âge et l’absence de casier judiciaire.

Parmi les obligations du sursis probatoire, l’obligation de payer les dommages et intérêts et une injonction de soin :

— Psychologique ou psychiatrique. Ça, c’est vous qui verrez. À votre sortie de prison, je vous engage à réfléchir sérieusement aux raisons de votre passage à l’acte.

Émission de radio : expertiser pour mieux enfermer

Émission de radio : expertiser pour mieux enfermer

Des rapports d’experts psychiatres sont fréquemment cités dans les audiences de comparutions immédiates. Écrits après un entretien souvent expédié en moins d’une heure – en prison le plus souvent –, ils prétendent pourtant déterminer si le prévenu est dangereux, ou s’il peut être soigné.

Dans cette émission de La Sellette, on s’intéresse aux expertises psychiatriques et à leurs effets sur la peine en s’appuyant sur plusieurs chroniques :

« Allez, salut ! »

« Allez, salut ! »

Toulouse, salle des comparutions immédiates, mars 2023

Placé en semi-liberté, François B. n’est pas rentré en temps et en heure à la prison. Il comparaît donc pour évasion. L’avocat demande un report, le temps d’obtenir une expertise psychiatrique. Le président commence à égrener les éléments de personnalité – « Il a déjà travaillé dans un foyer Emmaüs. Il a 34 mentions à son casier… » – quand le prévenu l’interrompt :

— Oui, malheureusement. Malgré les démarches… J’ai essayé de me reconstruire, mais il y a eu le Covid. Je n’avais pas d’endroit où dormir. Parfois les copains m’ont proposé de l’argent, mais j’ai refusé parce que je voulais m’en sortir tout seul. Mais sans papiers, sans compte bancaire, il n’y a qu’un moyen de s’en sortir : tiens, j’ai envie de manger, ben je prends de l’argent. À chaque fois ça tourne mal. Il m’est arrivé beaucoup de soucis : l’autre jour par exemple, le psy m’avait donné de la viande, j’ai pensé que c’était de la viande avariée, j’ai complètement psychoté et…

Le président réussit à lui couper la parole pour préciser d’un air significatif :

— Vous avez passé deux ou trois mois à l’Unité hospitalière spécialement aménagée de l’hôpital psychiatrique Gérard-Marchant.

« Spécialement aménagée » pour enfermer les détenus envoyés par l’administration pénitentiaire.

— Oui, je suis allé à l’UHSA. Je me faisais casser la gueule en promenade, c’est la seule solution que j’ai trouvée pour me sortir de ça. Après, si vous appelez ça un problème psychologique…

C’est le moment du réquisitoire du procureur :

— Bien sûr, je demande le maintien en détention. Concernant l’expertise psychiatrique, il n’y a pas vraiment besoin de discuter.

Il fait un geste éloquent de la main. L’avocat n’a rien à ajouter, et le tribunal se retire délibérer.

Les gens de justice papotent pour passer le temps :

— Il est pas sorti, lui.

— Quelle misère !

Revenu des délibérations, le tribunal déclare que l’affaire est renvoyée, ordonne une expertise psychiatrique, et maintient François B. en détention. Celui-ci demande s’il peut préparer la défense de son choix. Le président a l’air surpris, François B. précise :

— Est-ce que je peux choisir une défense qui n’est pas forcément psychologique ?

Le président ne voit pas du tout ce qui pourrait bien s’y opposer. Il donne la date de la future audience, et François B. l’interroge de nouveau vivement :

— C’est dans un peu plus d’un mois, ça. Un mois où ?

— À la prison de Seysses.

— Mais où ?

— En quartier normal.

— Je sais comment ça va se terminer. Allez, salut !

Aux bons soins de la justice

Aux bons soins de la justice

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, septembre 2022

C’est la rentrée, la salle est remplie d’élégant⋅es étudiant⋅es en droit qui discutent orientation : « Et tu as pris quoi comme option ? »

Mohamed H., 42 ans, est amené dans le box. Un jour d’août, il a menacé plusieurs personnes avec un couteau. Il est en détention provisoire depuis plus d’un mois, le procès ayant été renvoyé d’office faute d’expertise psychiatrique.

La présidente demande au prévenu pourquoi il a menacé une dame croisée dans le métro.

— C’est ces gens qui attaquent les personnes vulnérables, des gens qui viennent de l’Est.

Murmures scandalisés du côté des étudiant⋅es, tandis qu’il continue fébrilement ses explications :

— Si j’ai sorti un couteau, c’est pour lui faire peur, parce que je me sentais en danger !

— Mais comment cette jeune femme, qui ne vous connaît même pas, pourrait représenter un danger pour vous ?

— Pas cette dame mais les deux personnes qui arrivaient derrière elle. Ils me visaient. Mais je l’ai pas touchée.

Il le répète avec force : « Je l’ai pas touchée. »

— Le même jour, il y a eu un autre incident. Vous vous êtes arrêté devant deux jeunes femmes assises à un café. Vous avez échangé des mots et le ton est rapidement monté. Là aussi vous sortez un couteau. Deux serveurs et deux clients interviennent.

— Je travaille dans le bâtiment, c’est un couteau pour manger des sandwichs, pas pour agresser les gens. J’ai sorti le couteau quand les deux grands costauds sont arrivés. J’avais peur, ils me menaçaient.

Les personnes qui sont intervenues l’ont ensuite poursuivi, arrêté et ont appelé la police, non sans l’avoir tabassé au passage, sans doute emportés par l’héroïsme.

La présidente lit l’expertise enfin arrivée. Mohamed H. est atteint de psychose chronique et souffre de délires hallucinatoires de persécution. Il est suivi depuis très longtemps par un psychiatre et prend un traitement neuroleptique. L’expertise conclut à l’abolition du discernement : le prévenu n’est pas responsable pénalement. En revanche elle n’estime pas qu’une hospitalisation forcée soit nécessaire du moment qu’il recommence son traitement.

Celui-ci a été interrompu deux mois auparavant, quand Mohamed H. s’est installé à Toulouse pour le travail. Il explique ne pas avoir pu se procurer des médicaments :

— Je suis allé trois fois en août aux urgences psychiatriques, à côté du commissariat. Il n’y avait pas de psychiatre, il fallait attendre un mois et demi pour avoir un rendez-vous !

La présidente le rassure vertueusement : « Il n’y a pas de honte à subir des problèmes psychologiques. »

— J’ai aucune honte !

La procureure ne conteste pas l’abolition du discernement et l’irresponsabilité pénale de Mohamed H. – mais trouve apparemment que c’est quand même un petit peu de sa faute :

— Vous êtes malade : il ne faut jamais jamais JAMAIS arrêter votre traitement. Si vous avez besoin de soins et de médicaments, il faut que vous les preniez.

Ses excellents conseils prodigués, elle réclame une hospitalisation d’office :

— Il serait irresponsable de laisser monsieur partir libre.

Même si elle reconnaît que, selon l’expert, son état ne l’exige pas du moment qu’il est pris en charge à la sortie de prison et qu’il voit un⋅e psychiatre.

— Mais l’hospitalisation sous contrainte m’apparaît in-dis-pen-sable : sa dangerosité est avérée et évidente et son casier judiciaire porte la trace de nombreuses violences. Sans compter que cette mesure garantira la continuité des soins.

Encore un qu’on enferme pour son bien.

Expertise à l’appui, l’avocate bataille contre l’hospitalisation d’office :

— Le traitement est suffisant pour juguler son comportement et le faire se comporter de manière quasi normale, quasi adaptée.

Elle rappelle aussi qu’il est suivi depuis de nombreuses années et qu’il a tenté à plusieurs reprises de prendre rendez-vous avec un psychiatre avant sa crise d’août.

— Or, dans ce genre de situation, on sait comme l’adhésion aux soins est importante. Et il est entouré par sa famille, notamment par sa sœur qui fera en sorte qu’il respecte ses obligations.

Il est déclaré coupable, mais pénalement irresponsable en raison de ses troubles mentaux — ce qui ne l’exonère pas de payer 1 500 € en réparation du préjudice moral à la femme agressée dans le métro, qui s’est constituée partie civile.

En outre, la présidente ordonne l’hospitalisation d’office :

— Cela ne doit pas être pris comme une sanction. Cette mesure permet de protéger la société et aussi de s’assurer qu’il n’aggrave pas son cas et qu’il bénéficie d’un traitement.

Le prévenu hoche la tête d’un air triste et résigné.

Dans la salle, les conversations reprennent joyeusement : « Et alors, la licence 2 ? »