La juge et la prison

La juge et la prison

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, février 2024

Arrêté à la gare deux jours plus tôt avec 30 g de résine de cannabis et 10 g de cocaïne, Thomas L., 22 ans, comparait pour détention de stupéfiants.

Face aux allusions de la présidente, il maintient qu’il s’agissait uniquement de sa consommation personnelle.

— Et pourquoi avez-vous refusé de fournir votre code de téléphone ?

— Quand les policiers m’ont demandé, je n’avais pas vu mon avocate. Je n’ai pas pu parler avec elle avant.

Cette méfiance agace la présidente :

— Les policiers voulaient seulement savoir si vous faites ça souvent. Ils ne sont évidemment pas intéressés par vos données personnelles.

Elle lit ensuite rapidement les informations de personnalité :

— Vous vivez chez votre mère à Toulouse. Vous êtes né au Mali et vous avez été adopté à l’âge de 2 ans. Vous êtes passé par des questionnements identitaires pendant votre enfance. Vous avez été placé en foyer à 14 ans. Les faits de délinquance ont commencé à ce moment-là. Votre compagne est enceinte de 5 mois et habite chez sa mère. Comment expliquez-vous que vous n’avez pas encore entamé une qualification à votre âge ?

Le garçon hésite et répond à voix basse qu’il était en prison.

— Ce n’est pas une raison, lance la présidente avec aplomb. On n’en parle pas souvent ici, mais en détention aussi on peut passer des diplômes et préparer sa sortie.

Un peu déstabilisé, le prévenu précise qu’il a trouvé une formation de mécanicien et qu’il doit passer un entretien d’embauche.

La présidente ricane :

— Comme je le dis souvent, le procès est un formidable accélérateur de carrière ! Hier pas d’emploi, mais tout d’un coup du travail autant qu’on veut !

Dans ses réquisitions, le procureur accuse Thomas L. d’être un dealer, même s’il ne comparaît pas pour ça :

— Le casier judiciaire est fourni : neuf mentions, dont deux condamnations pour stupéfiant, ce qui montre un ancrage ancien dans la délinquance. Et – oh surprise ! – il avait déjà refusé de donner son code de téléphone en 2021. Monsieur connaît la chanson, comme toute personne qui est dans le milieu.

Il demande 12 mois de prison et le maintien en détention.

L’avocate, quant à elle, récuse tout trafic :

— Mais il est vrai qu’il consomme énormément. C’est un enfant adopté, ses parents ont divorcé à son adolescence et c’est à ce moment-là que tout a dérapé.

Elle voudrait que la peine soit aménagée pour qu’il puisse suivre sa formation :

— Avec sa maman, c’est compliqué, mais la mère de sa petite amie accepte qu’il soit placé sous bracelet électronique chez elle.

Peu importe, Thomas L. est condamné à 10 mois de prison et maintenu en détention. Tout à son idée que la prison peut être un lieu de soin et de formation, la présidente en profite pour donner quelques conseils d’un air aimable : « Il y a à l’évidence des problèmes d’addictions non résolus. Je vous engage à mettre à profit cette période de détention pour les résoudre. Et pour vous orienter vers l’exercice d’une profession autorisée. »

La compagne de Thomas L., assise au premier rang pendant l’audience, quitte la salle en pleurs.

French correction (la guerre à la drogue version française)

French correction (la guerre à la drogue version française)

 
Cinquante ans après la loi de 1970 qui criminalise l’usage privé de stupéfiant, la France possède l’une des législations antidrogue les plus répressives d’Europe. À défaut de réduire la consommation comme elle prétend le faire, elle envoie surtout en prison des jeunes vendeurs racisés, souvent étrangers, pour des quantités dérisoires de cannabis.
 
+ la chronique musicale sur le complexe carcéro-industriel états-unien de Manu Makak, ex-taulier de Black Mirror.
Ressources évoquées dans l’émission :
Didier Fassin, La Force de l’ordre, 2011, Seuil
Mathieu Rigouste, L’Ennemi intérieur, 2011, La Découverte ; Les Marchands de peur, 2013, Libertalia
ASUD (Auto-support des usagers de drogues) : http://www.asud.org/ et notamment son documentaire sur le mur de la honte : https://www.youtube.com/watch?v=xUut6TYiWkQ

Burn-out

Burn-out

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, décembre 2023

Jean T. comparait pour transport, offre et cession de stupéfiants. Lors d’un contrôle routier, les gendarmes ont senti l’odeur du cannabis. Dans la voiture, il y avait 92 g d’herbe de cannabis, 191 g de résine, 45 capsules de cocaïne et 1 260 € d’argent liquide.

— Vous étiez chargé de livrer la marchandise.

Dans le public, des lycéen·nes sont venu·es assister à l’audience avec leur professeure. Alors, pédagogue, la présidente ajoute :

— Dans le jargon, on appelle ça un « Ubershit ». [Elle s’adresse à nouveau au prévenu] À 70 € le gramme de cocaïne, vous avez déjà une sérieuse dette sur votre tête. Les trafiquants vous recherchent déjà, ils ne vont pas vous laisser partir comme ça ! À cela va s’ajouter l’ardoise judiciaire.

En garde à vue, le prévenu a expliqué qu’il remplaçait exceptionnellement un de ses amis. Le procureur le toise :

— Savez-vous quelle peine vous encourrez pour ces infractions ?

Jean T. bafouille qu’il ne sait pas trop, mais qu’il risque sans doute de la prison.

— Dix ans, monsieur ! Dix ans de prison.

Le jeune public s’ébahit. La présidente se dit que c’est le bon moment pour une leçon d’éducation civique :

— J’en profite pour faire un rappel : le Parlement vote les lois et les tribunaux les appliquent.

Elle passe ensuite à ce que la Justice appelle les éléments de personnalité : l’enquête sociale rapide et le casier judiciaire. Sur ce dernier, il y a deux condamnations : menaces et harcèlement sur conjoint en 2020, violences sur conjoint en 2023. Le prévenu a un BTS et un diplôme de technicien d’usinage. Il enchaîne les missions d’intérim dans les travaux publics partout en France. La présidente commente :

— Ce n’est pas une situation catastrophique, très loin de là ! Mais bien sûr, dans le trafic de stupéfiants, il s’agit seulement d’aller d’un point A à un point B. On peut faire la grasse matinée, traîner avec ses copains. Ce n’est pas un travail où on risque le burn-out !

Dans ses réquisitions, le procureur se plaint de devoir répéter à chaque audience les mêmes choses sur le trafic de drogue :

— Je ne voudrais pas tenir de propos désobligeants sur nos concitoyens, mais c’est à croire qu’ils ne veulent pas comprendre !

Pour bien faire passer le message, il demande 6 mois de bracelet électronique et 6 mois de sursis probatoire.

L’avocate tient à faire comprendre qu’il vaut mieux que les prévenus habituels :

— Monsieur T. est le pied nickelé du trafic de stupéfiants ! Il avait même laissé la drogue en vue sur la plage arrière. Lors du contrôle, la police a eu à peine le temps de dire bonjour avant qu’il reconnaisse les faits. Il a aussi tout de suite donné les codes de son téléphone, parce qu’il n’a rien à se reprocher – contrairement aux vraistrafiquants, qui refusent de les donner.

Elle insiste sur le fait qu’il travaille sans arrêt :

— Il travaille tellement qu’il a des problèmes de vertèbres ! Mais un imprévu sur son véhicule lui a coûté 2 500 €. Un ami lui a dit : « Quelqu’un doit le faire sinon je vais avoir des ennuis. » Sur le moment il a vu l’occasion de sortir de l’ornière.

L’avocate explique ensuite qu’un bracelet électronique le fixerait autour de Rodez et qu’il n’y a pas assez de travail pour lui là-bas :

— Il se retrouverait à la charge de ses parents sans pouvoir participer aux dépenses du foyer.

Après en avoir délibéré, le tribunal condamne Jean T. à dix mois de prison, assorti d’une interdiction de séjourner en Haute-Garonne pendant deux ans. L’air bonhomme, la présidente lui explique que le juge de l’application des peines de Rodez le contactera pour l’aménagement. Négligeant de lui dire que, la peine étant supérieure à six mois, il n’échappera pas au bracelet ou à la semi-liberté.

« Monsieur discute systématiquement »

« Monsieur discute systématiquement »

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, octobre 2023

Abdelmajid H. comparait pour transport et usage de stupéfiants en récidive, ainsi que pour avoir conduit malgré une suspension de permis un véhicule sans assurance.

L’avant-veille, il a été contrôlé par un policier qui a trouvé deux joints sur lui et 93 g d’herbe cachés derrière son siège. Abdelmajid H. ne reconnaît que la possession des joints.

— Pourquoi vous n’avez pas senti l’herbe cachée derrière vous ?

— Peut-être parce que je suis enrhumé. Je ne suis pas fou, je ne me balade pas en plein centre-ville avec de la beuh.

La présidente montre les photos des pochons de drogue fluo :

— Ça se voit tout de même !

— Vérifiez les empreintes, vous verrez qu’il n’y en a aucune à moi. Je ne savais pas qu’il y avait ce pochon. J’ai même proposé d’aider les policiers à fouiller.

— Dans votre téléphone, on a trouvé deux photos de pochons, avec le même packaging.

— Le même quoi ?

— « Packaging ». Ça veut dire « emballage ».

— Vraiment je ne fais pas de trafic.

— Et moi, je n’ai pas de photo de drogue sur mon téléphone !

Pour ce qui est de la suspension de permis en 2019, le prévenu pensait qu’on lui avait redonné son permis, étant donné qu’il avait fait les démarches. Et pour l’assurance, il espérait avoir un délai, le véhicule ayant été acheté la veille. La présidente en a marre de ces explications :

— Mais non ! Bien sûr qu’il n’y a pas de délai. Vous faites prendre des risques aux autres avec un véhicule qui n’est pas assuré. En cas d’accident, l’enfant qui était avec vous aurait pu mourir ou être gravement blessé.

La procureure, elle non plus, n’aime vraiment pas la manie d’Abdelmajid H. de vouloir se défendre :

— Monsieur discute systématiquement toutes les infractions et tous les éléments de la procédure : le motif du contrôle, le fait que son permis de conduire ne soit plus valable, le défaut d’assurance…

Elle ricane :

— Pour l’odeur de la drogue, il prétend être enrhumé ! Comme 95 % des prévenus en comparution immédiate… Ils ont tous le covid ou une grippe ! Et à l’audience, ils reniflent et ils toussent pour bien montrer qu’ils sont malades.

Le prévenu veut répondre, mais il n’est plus temps. La présidente lui ordonne de se taire.

Quand vient son tour, l’avocat trouve que les magistrat⋅es ont habituellement bien raison de ne pas croire les prévenus en comparution immédiate, « parce que vous avez le plus souvent devant vous des justiciables qui s’obstinent à nier l’évidence ». Mais son client, lui, n’est pas comme ça :

— Il n’a rien d’un trafiquant. Sommé de s’arrêter, il s’arrête. Il n’y a pas de signe d’opulence dans ses vêtements. Il ne porte pas de numéraire sur lui. On voit en observant son casier que la majorité des faits ont été commis à la sortie de l’adolescence. Il est préparateur de commande depuis quatre ans : c’est un individu qui a su s’amender partiellement.

Conformément aux réquisitions, il est condamné à six mois de prison, exécutables sous forme de bracelet électronique chez sa mère « pour que le prévenu puisse continuer à travailler ». Son véhicule est confisqué.

« On vous appellera »

« On vous appellera »

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, octobre 2023

Michel B. comparait pour avoir volé un véhicule et pour l’avoir ensuite conduit alors qu’il avait consommé de la cocaïne et que son permis était suspendu.

— Vous reconnaissez à peu près les faits. Qu’avez-vous à dire ?

— Je me suis retrouvé SDF, j’ai tenté plusieurs approches, j’ai demandé de l’aide, je suis allé au centre social et puis j’ai vu cette voiture. Je pouvais rentrer dedans sans rien casser, juste pour dormir. Je n’ai rien dégradé. Je voulais la rendre.

Il explique être à la rue depuis qu’il s’est séparé de sa compagne.

— J’ai dormi à l’hôtel pendant 10 nuits. Mais à 60 € par nuit, je ne pouvais plus. Je suis parti sur Albi en espérant retravailler, pour arrêter les bêtises.

— Ce ne sont pas des « bêtises », ce sont les enfants qui font des bêtises. Ce sont des infractions. Vous faites état de problèmes pour vous loger et pour vous nourrir, mais vous trouvez le moyen d’acheter de la cocaïne.

— C’est exceptionnel, septembre c’est très dur, c’est le mois du décès de mon père, de mon frère, l’anniversaire de ma fille de neuf ans que je ne vois plus.

La présidente est très sceptique :

— En 2022, vous aviez déjà été condamné pour avoir conduit sous stupéfiant. Et vous voudriez nous faire croire que vous ne consommez qu’exceptionnellement !

— Mais en 2022, c’était du cannabis.

— Eh bien, c’est de la drogue, c’est interdit.

La magistrate lit les douze mentions de son casier judiciaire, des affaires de vols ou de stupéfiants pour la plupart, dont certaines remontent à une vingtaine d’années. Elle commente avec un air de reproche :

— Beaucoup de sursis avec mise à l’épreuve et d’injonctions de soins. Ce sont autant de mains qui vous ont été tendues. La dernière peine date d’avril, vous avez été condamné pour des faits similaires à 9 mois de sursis probatoire avec une obligation de soins pour ses addictions.

— Mais je n’ai jamais été contacté, alors que j’ai vraiment besoin d’accompagnement. Le juge de l’application des peines m’a dit : « On vous appellera. » Mais rien.

La présidente est embêtée :

— Peut-être qu’ils ont essayé de vous contacter mais n’ont pas réussi à cause de changements d’adresse ?

— Non, j’ai toujours le même numéro de téléphone.

Un peu gênée, la présidente lit l’avis lapidaire que le JAP s’est tout de même autorisé à donner. Il considère que la mesure est un échec et recommande la révocation totale du sursis.

La présidente fait rasseoir Michel B. et donne la parole à la procureure pour ses réquisitions :

—  J’entends bien les drames qui ont émaillé votre parcours. Mais en avril vous avez été condamné pour des faits similaires. Cela interroge sur le sens que vous donnez aux condamnations judiciaires précédentes. Vous dites que vous avez besoin de soins et de soutien ? On vous l’a donné. Le sursis simple et le sursis probatoire sont des mesures de faveur qu’on vous a accordées malgré les nombreuses condamnations sur votre casier. Mais en six mois, il y a eu deux passages à l’acte. Le temps de la clémence est passé et nous sommes obligés de dresser un constat d’échec.

Elle requiert six mois de prison et le maintien en détention. Elle demande également la révocation de quatre mois de sursis sur les neuf.

L’avocat de Michel B. prend la parole pour sa défense :

— C’est une délinquance de subsistance sur un fond de misère sociale qui montre les difficultés contextuelles. Monsieur vit une période de déshérence sociale depuis plusieurs mois. Par ailleurs il est de santé fragile. En 2018 il a été hospitalisé pendant 11 mois à la suite d’un arrêt cardiaque. Il est en invalidité depuis le mois de janvier. Son état de santé est-il compatible avec la détention à la prison de Seysses ? Quant au sursis probatoire d’avril 2023, 6 mois après, rien n’a été mis en place alors qu’il est en demande. Et pourtant le juge d’application des peines est favorable à sa révocation ! C’est assez dégueulasse ! Michel B. a une piste pour un logement à partir du 20 octobre : vous pourriez donc envisager la détention à domicile. Cela aurait plus de sens que les dix mois de prison demandés par madame le procureur.

Les trois juges se lèvent et partent délibérer. À leur retour, la présidente annonce la peine : Michel B. est condamné à six mois de prison ferme avec mandat de dépôt et le sursis probatoire est révoqué à hauteur de deux mois.

Elle tient à s’expliquer :

— On veut bien croire que le suivi n’a pas été mis en place. Mais la première obligation d’un sursis probatoire est de ne pas commettre de nouvelle infraction. Et vous pouviez vous-même mettre en place des démarches par rapport à ces soins.

Michel B. est emmené. À la fin de l’audience, il partira pour 8 mois à la prison de Seysses.