Jobs d’été

Jobs d’été

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, août 2024

Les deux garçons d’une vingtaine d’années qui comparaissent dans le box jettent des regards anxieux vers leurs familles.

Ils sont accusés d’avoir été complices d’un trafic de drogue pendant un mois.

— Vous avez intégralement reconnu les faits : vous receviez les consignes par Telegram et vous conditionniez la drogue en attendant que le livreur vienne la chercher. Vous étiez payés 200 € par jour. Comment en êtes-vous arrivé là alors que les offres d’emploi pour l’été sont innombrables ?

L’un des deux explique timidement qu’ils sont six dans la famille, qu’il n’y a que le père qui travaille, que lui n’a pas le permis et que le seul travail qu’il avait trouvé obligeait sa famille à l’y déposer à 4 h du matin.

Peu importe, la présidente continue :

— Quand on pense qu’actuellement des restaurants sont obligés de fermer l’après-midi parce que les employeurs ne trouvent pas de saisonniers ! [S’adressant au second] Et vous, depuis combien de temps ne travaillez-vous plus ?

— Depuis un an.

— Pourquoi avez-vous arrêté ?

Dans un murmure, il répond que le travail sur le chantier était très dur.

— Si ça ne vous convenait pas, vous pouviez tout de même changer de secteur, non ?

Aucun des deux n’a de casier, la présidente s’en inquiète :

— Ça montre une banalisation telle que n’importe quel jeune qui ne veut pas faire l’effort de travailler va se tourner vers la vente de drogue.

La procureure commence ses réquisitions de manière un peu mélancolique :

— Il est toujours douloureux pour le parquet de constater que le risque judiciaire lié au trafic de drogue n’est pas pris en compte par les jeunes gens.

Cependant, en raison de leur jeune âge, de leur pleine reconnaissance des faits et de l’absence d’antécédents, elle demande une peine qu’elle estime légère :

— 3 ans de prison, dont 2 avec sursis probatoire. Concernant les 12 mois de prison ferme, je ne suis pas opposée à l’aménagement sous forme de détention à domicile.

Comme il ne s’agirait pas d’avoir l’air laxiste, elle précise immédiatement :

— Le bracelet, ce n’est pas forcément un cadeau : sur un an, c’est très difficile à tenir.

Ce qui n’empêche pas les deux avocat⋅es de se féliciter d’une telle modération dans leurs plaidoiries. D’ailleurs, pour l’une, son client « n’est pas un mauvais garçon, ni un délinquant, [c’est] seulement quelqu’un de malléable et d’influençable ». Son confrère, lui, se réjouit que cette audience « fasse œuvre de pédagogie » et juge même que tout espoir n’est pas totalement perdu :

— Quand on a un casier vierge, il est encore possible – peut-être – de parvenir à s’extirper de la délinquance.

Le tribunal est au diapason et suit les réquisitions du parquet : ils feront un an de prison sous bracelet, l’un chez ses parents, l’autre chez sa sœur, suivi de deux années de sursis probatoire avec obligation de travailler et de passer le permis.

La présidente veut que chacun prenne la mesure du geste :

— C’est une peine très modérée par rapport à la gravité du dossier.

Crédit à la consommation

Crédit à la consommation

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, mai 2024

Esteban B., 23 ans, comparaît pour avoir vendu 60 € de cocaïne et en avoir détenu chez lui une centaine de grammes en récidive. Il a reconnu les faits mais a refusé de fournir aux policiers le code de son téléphone. Le président résume :

— En garde-à-vue, vous avez dit que c’était pour rembourser une dette.

Avant que le prévenu puisse répondre, le président enchaîne :

— Je ne sais pas si c’est par manque d’imagination mais on entend toujours les mêmes choses ! Alors, allez-y, monsieur, expliquez-nous. Ce serait quoi cette « dette » ?

Esteban B. explique qu’il a abîmé une voiture empruntée et qu’il doit maintenant payer 3 500 € pour les réparations.

Le président, après avoir signalé goguenard qu’il était « un peu circonspect » sur ces explications, rappelle que le prévenu a déjà un casier pour des faits similaires : il avait déjà été condamné pour détention non autorisée de stupéfiants en 2020 :

— Et vous avez été envoyé en prison. Vous avez toujours un sursis au-dessus de la tête. Mais apparemment la justice ne vous fait pas peur.

Le procureur a une question :

— Quand est-ce que vous vous êtes arrêté de travailler ?

— En avril.

— Ça veut dire que vous savez ce que c’est que de travailler régulièrement. Vous savez que ça rapporte de l’argent. 3 500 € – si on croit ce que vous dites –, ce n’est pas une somme extraordinaire. Vous auriez pu la régler en faisant appel à un prêt à la consommation.

Il donne obligeamment des exemples sous le regard ébahi du public – « Cetelem, AGECO ou Cofidis » –, avant de conclure :

— La vérité, c’est que c’est plus simple pour vous de vous livrer à un trafic que de faire un prêt !

Il est visiblement content de son idée, parce qu’il la développe dans ses réquisitions :

— C’est assez désolant. Les personnes qui sont poursuivies pour ce type d’infraction ont toujours les mêmes excuses : des difficultés financières, un accident de voiture… Pour les besoins de l’argumentation, on va prétendre le croire. Son premier réflexe est de tomber dans la facilité. [pause dramatique] Je dis ce mot à dessein. C’est plus facile de vendre de la drogue que de travailler. Il faut une peine qui, en termes de coût, soit plus importante que l’avantage qu’il tire du trafic.

Sans nous éclairer sur l’opération mathématique en question, il demande 9 mois de prison avec mandat de dépôt ainsi que la révocation de son sursis en cours.

L’avocate de la défense rappelle qu’Esteban B. est resté à l’écart du trafic de stupéfiants pendant plusieurs années :

— Il en était sorti, il a un logement, il a une capacité d’insertion professionnelle. Ce n’est pas un dossier de gros trafic de stupéfiants !

Elle demande au tribunal d’envisager une peine qui soit au total inférieure à 12 mois de prison « pour qu’Esteban B. puisse bénéficier d’un aménagement de peine sous forme de bracelet électronique ».

Le juge le condamne finalement à un an de prison et révoque le sursis, ce qui ajoute quatre mois à la peine. Il fait à son tour un petit calcul :

— Ce qui fait donc 16 mois de prison avec incarcération immédiate.

La juge et la prison

La juge et la prison

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, février 2024

Arrêté à la gare deux jours plus tôt avec 30 g de résine de cannabis et 10 g de cocaïne, Thomas L., 22 ans, comparait pour détention de stupéfiants.

Face aux allusions de la présidente, il maintient qu’il s’agissait uniquement de sa consommation personnelle.

— Et pourquoi avez-vous refusé de fournir votre code de téléphone ?

— Quand les policiers m’ont demandé, je n’avais pas vu mon avocate. Je n’ai pas pu parler avec elle avant.

Cette méfiance agace la présidente :

— Les policiers voulaient seulement savoir si vous faites ça souvent. Ils ne sont évidemment pas intéressés par vos données personnelles.

Elle lit ensuite rapidement les informations de personnalité :

— Vous vivez chez votre mère à Toulouse. Vous êtes né au Mali et vous avez été adopté à l’âge de 2 ans. Vous êtes passé par des questionnements identitaires pendant votre enfance. Vous avez été placé en foyer à 14 ans. Les faits de délinquance ont commencé à ce moment-là. Votre compagne est enceinte de 5 mois et habite chez sa mère. Comment expliquez-vous que vous n’avez pas encore entamé une qualification à votre âge ?

Le garçon hésite et répond à voix basse qu’il était en prison.

— Ce n’est pas une raison, lance la présidente avec aplomb. On n’en parle pas souvent ici, mais en détention aussi on peut passer des diplômes et préparer sa sortie.

Un peu déstabilisé, le prévenu précise qu’il a trouvé une formation de mécanicien et qu’il doit passer un entretien d’embauche.

La présidente ricane :

— Comme je le dis souvent, le procès est un formidable accélérateur de carrière ! Hier pas d’emploi, mais tout d’un coup du travail autant qu’on veut !

Dans ses réquisitions, le procureur accuse Thomas L. d’être un dealer, même s’il ne comparaît pas pour ça :

— Le casier judiciaire est fourni : neuf mentions, dont deux condamnations pour stupéfiant, ce qui montre un ancrage ancien dans la délinquance. Et – oh surprise ! – il avait déjà refusé de donner son code de téléphone en 2021. Monsieur connaît la chanson, comme toute personne qui est dans le milieu.

Il demande 12 mois de prison et le maintien en détention.

L’avocate, quant à elle, récuse tout trafic :

— Mais il est vrai qu’il consomme énormément. C’est un enfant adopté, ses parents ont divorcé à son adolescence et c’est à ce moment-là que tout a dérapé.

Elle voudrait que la peine soit aménagée pour qu’il puisse suivre sa formation :

— Avec sa maman, c’est compliqué, mais la mère de sa petite amie accepte qu’il soit placé sous bracelet électronique chez elle.

Peu importe, Thomas L. est condamné à 10 mois de prison et maintenu en détention. Tout à son idée que la prison peut être un lieu de soin et de formation, la présidente en profite pour donner quelques conseils d’un air aimable : « Il y a à l’évidence des problèmes d’addictions non résolus. Je vous engage à mettre à profit cette période de détention pour les résoudre. Et pour vous orienter vers l’exercice d’une profession autorisée. »

La compagne de Thomas L., assise au premier rang pendant l’audience, quitte la salle en pleurs.

French correction (la guerre à la drogue version française)

French correction (la guerre à la drogue version française)

 
Cinquante ans après la loi de 1970 qui criminalise l’usage privé de stupéfiant, la France possède l’une des législations antidrogue les plus répressives d’Europe. À défaut de réduire la consommation comme elle prétend le faire, elle envoie surtout en prison des jeunes vendeurs racisés, souvent étrangers, pour des quantités dérisoires de cannabis.
 
+ la chronique musicale sur le complexe carcéro-industriel états-unien de Manu Makak, ex-taulier de Black Mirror.
Ressources évoquées dans l’émission :
Didier Fassin, La Force de l’ordre, 2011, Seuil
Mathieu Rigouste, L’Ennemi intérieur, 2011, La Découverte ; Les Marchands de peur, 2013, Libertalia
ASUD (Auto-support des usagers de drogues) : http://www.asud.org/ et notamment son documentaire sur le mur de la honte : https://www.youtube.com/watch?v=xUut6TYiWkQ

Burn-out

Burn-out

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, décembre 2023

Jean T. comparait pour transport, offre et cession de stupéfiants. Lors d’un contrôle routier, les gendarmes ont senti l’odeur du cannabis. Dans la voiture, il y avait 92 g d’herbe de cannabis, 191 g de résine, 45 capsules de cocaïne et 1 260 € d’argent liquide.

— Vous étiez chargé de livrer la marchandise.

Dans le public, des lycéen·nes sont venu·es assister à l’audience avec leur professeure. Alors, pédagogue, la présidente ajoute :

— Dans le jargon, on appelle ça un « Ubershit ». [Elle s’adresse à nouveau au prévenu] À 70 € le gramme de cocaïne, vous avez déjà une sérieuse dette sur votre tête. Les trafiquants vous recherchent déjà, ils ne vont pas vous laisser partir comme ça ! À cela va s’ajouter l’ardoise judiciaire.

En garde à vue, le prévenu a expliqué qu’il remplaçait exceptionnellement un de ses amis. Le procureur le toise :

— Savez-vous quelle peine vous encourrez pour ces infractions ?

Jean T. bafouille qu’il ne sait pas trop, mais qu’il risque sans doute de la prison.

— Dix ans, monsieur ! Dix ans de prison.

Le jeune public s’ébahit. La présidente se dit que c’est le bon moment pour une leçon d’éducation civique :

— J’en profite pour faire un rappel : le Parlement vote les lois et les tribunaux les appliquent.

Elle passe ensuite à ce que la Justice appelle les éléments de personnalité : l’enquête sociale rapide et le casier judiciaire. Sur ce dernier, il y a deux condamnations : menaces et harcèlement sur conjoint en 2020, violences sur conjoint en 2023. Le prévenu a un BTS et un diplôme de technicien d’usinage. Il enchaîne les missions d’intérim dans les travaux publics partout en France. La présidente commente :

— Ce n’est pas une situation catastrophique, très loin de là ! Mais bien sûr, dans le trafic de stupéfiants, il s’agit seulement d’aller d’un point A à un point B. On peut faire la grasse matinée, traîner avec ses copains. Ce n’est pas un travail où on risque le burn-out !

Dans ses réquisitions, le procureur se plaint de devoir répéter à chaque audience les mêmes choses sur le trafic de drogue :

— Je ne voudrais pas tenir de propos désobligeants sur nos concitoyens, mais c’est à croire qu’ils ne veulent pas comprendre !

Pour bien faire passer le message, il demande 6 mois de bracelet électronique et 6 mois de sursis probatoire.

L’avocate tient à faire comprendre qu’il vaut mieux que les prévenus habituels :

— Monsieur T. est le pied nickelé du trafic de stupéfiants ! Il avait même laissé la drogue en vue sur la plage arrière. Lors du contrôle, la police a eu à peine le temps de dire bonjour avant qu’il reconnaisse les faits. Il a aussi tout de suite donné les codes de son téléphone, parce qu’il n’a rien à se reprocher – contrairement aux vraistrafiquants, qui refusent de les donner.

Elle insiste sur le fait qu’il travaille sans arrêt :

— Il travaille tellement qu’il a des problèmes de vertèbres ! Mais un imprévu sur son véhicule lui a coûté 2 500 €. Un ami lui a dit : « Quelqu’un doit le faire sinon je vais avoir des ennuis. » Sur le moment il a vu l’occasion de sortir de l’ornière.

L’avocate explique ensuite qu’un bracelet électronique le fixerait autour de Rodez et qu’il n’y a pas assez de travail pour lui là-bas :

— Il se retrouverait à la charge de ses parents sans pouvoir participer aux dépenses du foyer.

Après en avoir délibéré, le tribunal condamne Jean T. à dix mois de prison, assorti d’une interdiction de séjourner en Haute-Garonne pendant deux ans. L’air bonhomme, la présidente lui explique que le juge de l’application des peines de Rodez le contactera pour l’aménagement. Négligeant de lui dire que, la peine étant supérieure à six mois, il n’échappera pas au bracelet ou à la semi-liberté.