Les manifestant⋅es contre la réforme des retraites en comparution immédiate

Les manifestant⋅es contre la réforme des retraites en comparution immédiate

Le 16 mars 2023, après deux mois d’importantes mobilisations, le gouvernement, sans majorité au Parlement, décide le passage en force et recourt à l’article 49.3 de la Constitution. Face à la colère que cette décision suscite, le ministre de la Justice adresse deux jours plus tard une dépêche à ses procureur⋅es, les appelant à la fermeté : « Vous veillerez à apporter aux procédures conduites dans ce contexte une réponse pénale systématique et rapide. »Est prévu notamment le recours à la comparution immédiate (CI) pour « les faits les plus graves, en particulier les violences commises à l’encontre des élus ou des membres des forces de l’ordre ».

Depuis, la seule lecture de la presse régionale permet d’établir que plus d’une centaine de personnes ont été envoyées en comparution immédiate par les parquets de France. À Toulouse, au moins 8 manifestant⋅es sont passé⋅es en CI entre mars et juin. Dans ces audiences, nous avons retrouvé la violence habituelle d’une procédure expéditive et brutale – cependant, elles se distinguent de l’ordinaire par plusieurs aspects.

Parole policière vs parole de manifestant⋅es

Dans ces procès comme dans tout procès de comparution immédiate, la parole policière pèse lourdement sur l’audience. Les juges commencent toujours par lire le « procès-verbal de contexte », récit policier, minute par minute, de la manifestation :

La présidente cite d’abord longuement le procès-verbal de contexte en avertissant que  l’heure est importante dans ce type de dossier : « Les forces de l’ordre ont établi une chronologie précise : la manifestation a démarré à 14 h. Le point de bascule est intervenu à 16 h 04. Jusqu’alors la manifestation était calme malgré la présence de groupuscules à risque. À 16 h 05 donc, la manifestation va prendre une tournure violente. Et à 16 h 09, les forces de l’ordre procèdent à des sommations. À partir de là, ça monte en puissance : il y a des jets de mortier des black blocs, auxquels répondent des tirs de gaz lacrymogène des forces de l’ordre. » (Extrait de « Bons profils, mauvais manifestants ».)

Et la vision policière a d’autant plus de force que certain⋅es magistrat⋅es n’ont visiblement aucune expérience personnelle de ce qu’est une manifestation :

À une prévenue expliquant qu’elle buvait juste une bière en terrasse après la manifestation, la présidente rétorque sèchement : « La ville est à feu et à sang, les gens sont barricadés chez eux, et vous voudriez nous faire croire que vous vous prélassiez en terrasse avec une petite bière ! »

Comme toujours en CI, les manifestant⋅es qui s’avisent de contredire ou de nuancer la version policière ne seront pas cru⋅es :

L’avocate de la défense pose au prévenu une question sur les faits :

— Est-ce que vous pensez que votre jet de pierre a atteint les forces de l’ordre ?

— Un des policiers qui m’a interpellé m’a dit en riant que j’avais loupé mon coup. Je ne crois pas être capable de lancer aussi fort et aussi loin, notamment parce que j’ai été opéré récemment.

La présidente est outrée :

— Mais enfin, je viens de lire le témoignage du policier qui dit : « J’ai dû utiliser mon bouclier. »

Considérant vraisemblablement que cette remarque clôt définitivement le débat, la présidente passe à l’examen des éléments de personnalité.

Et quand la violence des forces de l’ordre ne peut pas être niée, les magistrat⋅es réaffirment la légitimité de la réponse policière :

Enzo raconte s’être fait charger et gazer dans l’après-midi – il n’a pas su comment réagir à cette situation. La présidente l’interrompt : « Des banques et des agences immobilières ont été attaquées. C’est parce qu’il y a eu de la casse qu’il y a eu une réponse armée de la police. Personne ne peut dire : “J’ai juste manifesté, et j’ai été violenté par la police.” » (Extrait de « Ici, on essaie de comprendre ».)

Et qu’on ne vienne pas leur parler d’interpellations arbitraires :

— Mais enfin monsieur ! On est interpellé seulement quand on commet un délit, ou quand on fait partie d’un groupe qui commet un délit. La preuve, c’est qu’on n’étudie pas dans ce tribunal des dossiers de vrais manifestants. (Extrait de « Bons profils, mauvais manifestants ».)

Les magistrat⋅es l’affirment : les forces de l’ordre interviennent toujours pour le plus grand bien des manifestants :

La procureure se lève et commence très fort : « Il faut protéger les forces de l’ordre, seules garantes de la liberté constitutionnelle de manifester ! » Prise dans son élan, elle va jusqu’à affirmer que « les forces de l’ordre sont là pour assurer la sécurité des manifestants ». La moitié de la salle éclate de rire. La présidente menace de faire évacuer. La procureure continue son vibrant réquisitoire, tout en jetant des regards assassins au public. (Extrait de « Réprimer pour mieux protéger.)

Le bon manifestant et le mauvais manifestant

Dans les procès de manifestant⋅es observés, les gens de justice s’appliquent à distinguer les bons manifestant⋅es des mauvais⋅es. Pour ce faire, ils s’appuient entre autres sur les procès-verbaux de contexte, dont on a déjà parlé :

La présidente résume le dossier : « Les policiers ont noté très précisément l’heure où la manifestation commence à dégénérer : 16 h 01. C’est là qu’il y a eu des dégradations filmées que les citoyens ont pu regarder depuis leur télévision. Que certaines personnes ne se dispersent pas, c’est leur droit. Mais les manifestants qui ne veulent pas cautionner ce qui se passe après, eux, se dispersent. Les premières interpellations ont eu lieu à 17 h 30. Ce qui veut dire que les policiers ont laissé aux gens une heure et demie pour s’en aller tranquillement. » (Extrait de « Bons profils, mauvais manifestants ».)

On comprend ici qu’un mauvais manifestant est avant tout quelqu’un qui reste trop longtemps à la manifestation : « À cette heure-là monsieur, il n’y a plus de manifestants ! Il y a des groupes qui sont caractérisés vestimentairement et du point de vue de l’équipement. »

Certains des avocats de la défense reprennent aussi ces distinctions, espérant sauver leur client aux dépens des autres :

« Là où on attend effectivement de la fermeté pour les professionnels radicalisés de la contestation – les fameux black blocs –, vous jugez ici un gamin qui s’intéresse à la question sociale, même si c’est de manière déplacée. » (Extrait de « Bons profils, mauvais manifestants ».)

S’intéresser à la question sociale, pourquoi pas ? Mais rester à la manifestation, c’est déjà cautionner, et donc devenir complice. De fait, on a souvent l’impression qu’on reproche aux prévenu⋅es l’ensemble des dégradations commises dans la manifestation :

La présidente évoque longuement et avec émotion le saccage d’un abribus – que pourtant le prévenu n’est pas accusé d’avoir cassé : « Le citoyen qui n’a pas envie de prendre son véhicule ou même celui qui n’a pas les moyens d’avoir un véhicule ne peut plus prendre les transports ! La personne qui veut juste se mettre à l’abri du mauvais temps ne peut plus le faire. » (Extrait de « Ici, on essaie de comprendre ».)

Des profils inhabituels

Habituellement, le parquet envoie en comparution immédiate des personnes avec un casier judiciaire et celles qui sont dans les situations les plus précaires, sans logement, sans travail ou sans papiers. La justification pour les faire passer directement du commissariat au tribunal est toujours la même : ces personnes risqueraient de ne pas se présenter au tribunal ou de commettre une nouvelle infraction entre-temps si on les convoquait quelques semaines plus tard, selon la procédure normale. Les manifestant⋅es que nous avons vu jugé⋅es, en revanche, présentent des profils tout à fait différents :

La présidente résume les éléments de personnalité de Jonathan T. : « Vous êtes intermittent. Vous êtes tout à fait intégré, du point de vue social et professionnel. Vous êtes en couple depuis 14 ans. Vous n’avez aucune addiction, vous faites preuve de stabilité à tous les niveaux. Il y a une seule condamnation sur votre casier pour des faits qui remontent à 2017 : une conduite sous stupéfiant. Il n’y a rien d’autre à signaler, aucune difficulté vous concernant. » (Extrait de « Bons profils, mauvais manifestants ».)

Étudiant⋅es, travailleurs et travailleuses, en situation légale sur le territoire, les profils se distinguent nettement des prévenus habituellement dans le box. Quand les circulaires ministérielles arrivent pour réprimer les mouvements sociaux, sont donc envoyés en CI des « profils lisses », pour reprendre les mots d’une présidente. Ce qui a des effets majeurs sur les peines distribuées : ni prison ferme, ni mandat de dépôt, mais des peines avec sursis et du travail d’intérêt général pour la quasi-totalité des manifestant⋅es toulousain⋅es. Au moment de rendre ses délibérés, une présidente le dit d’ailleurs explicitement à chacun⋅e des cinq manifestant⋅es qui comparaissent ce jour-là : « Le tribunal a tenu compte de l’extrême gravité des faits, mais aussi du très bon profil que vous présentez. » C’est explicite : du fait de leur place dans la société, les manifestant⋅es contre la réforme des retraites n’iront pas en prison. Ce qui, au passage, en dit long sur les raisons qui conduisent les magistrat⋅es à incarcérer les prévenu⋅es ordinaires de comparution immédiate.

Mais même quand les manifestant⋅es ne sont pas envoyés en détention, le recours à la CI est toujours une réponse judiciaire violente. L’audience fait immédiatement suite à des moments éprouvants : arrestation – parfois brutale –, 24 h ou plus de garde à vue, une ou deux nuits au commissariat, parfois de la détention provisoire. Et les condamnations ne sont jamais anodines : inscription au casier judiciaire, travaux d’intérêt général, sursis, dommages et intérêts à payer aux policiers, interdiction de manifester. Tout cela étant de nature à épuiser toutes celles et ceux qui participent au mouvement social et, en fin de compte, à les en détourner. Une opération réussie, à entendre un des prévenu⋅es à la toute fin de son audience : « Je suis vraiment désolé, vous ne me reverrez jamais dans cette situation. Je ne manifesterai plus jamais. »

Une incompréhensible défiance

Une incompréhensible défiance

Au début de l’audience, l’avocate de la défense vient remettre à la présidente une liasse de papiers :

— Ce sont les garanties de représentation de mon client et surtout son passeport. Par ailleurs, son employeur est dans la salle.

Il a été arrêté pendant la manifestation du 6 juin contre la réforme des retraites. On lui reproche la fameuse « participation à un groupement formé en vue de la préparation de violences contre les personnes ou de destruction ou dégradation des biens ». À cela s’ajoutent la dissimulation volontaire du visage, la dégradation d’une caméra de vidéosurveillance, la rébellion, et le refus de donner son ADN et ses empreintes. Il a aussi refusé de donner son identité en garde à vue, ce qui ne constitue pas une infraction, mais que la justice prend habituellement très mal.

Il demande un délai pour préparer sa défense.

— Le tribunal va donc étudier s’il vous envoie en détention provisoire ou s’il vous laisse en liberté en attendant votre procès. Alors, pour les éléments de personnalité : vous êtes de nationalité espagnole et vous êtes en France depuis plus de 6 ans. Pourquoi êtes-vous venu en France ?

Le prévenu explique que c’était pour ses études et qu’il a décidé de rester là.

— Avez-vous des liens ici ?

— Des liens ?

La présidente précise avec un peu d’impatience :

— Des liens familiaux.

Cette précision déclenche un peu de mouvement dans la salle, remplie d’ami⋅es et de camarades du prévenu.

Interrogé sur ses activités, il explique avoir fait un stage de technicien audiovisuel et s’être vu proposer un contrat à la fin de ce stage.

— Et, dites-moi, comment sait-on que le passeport remis par votre avocate est un vrai ?

Brouhaha dans le public, qui s’étonne de la question.

— Alors stop ! Stop ! Si ça fait rire des gens dans la salle, ils peuvent sortir ! [Au prévenu] Vous comprenez pourquoi je vous pose la question ? Vous n’avez donné votre identité que ce matin, alors que vous étiez déjà au palais de justice. Normalement, les policiers savent repérer facilement les faux, ce qui n’est pas le cas des magistrats. [Au procureur] On n’a pas eu le temps de demander ce qu’il en est du casier, j’imagine ?

— Si, Madame la Présidente. Il n’y a aucune condamnation au casier français.

— Bon, vous êtes l’aîné d’une fratrie de deux. Vous avez vécu chez vos parents jusqu’à votre départ pour Toulouse. Vous avez des revenus fluctuants et quelques problèmes de santé. Avez-vous des addictions ?

— Non.

— Concernant vos projets en France, vous dites vouloir passer votre permis et vous trouver un logement autonome.

C’est tout pour « l’étude de la personnalité ». Elle passe la parole au procureur, qui ne fait pas mystère de son principal reproche :

— Monsieur a refusé de donner son identité en garde à vue !

Il reprend la liste des infractions et insiste notamment sur la dégradation d’une caméra de surveillance, « propriété de la ville de Toulouse, financée par l’impôt des Français ! par leur travail ! », et la rébellion « face à des fonctionnaires de police qui ne font qu’obéir à la loi de la République française ». Il finit ce récapitulatif sur un point qui lui tient à cœur : l’incompréhensible « défiance du prévenu à l’égard de la justice française » :

— Il a refusé le prélèvement ADN et le relevé d’empreintes… Ça fait beaucoup pour une seule et même personne !

Il demande un supplément d’informations :

— Il faudrait vérifier ses antécédents en Espagne auprès de la police aux frontières et faire analyser son passeport. Et si vous l’envoyez en détention provisoire, il faudrait notamment récupérer ses empreintes et son ADN auprès du greffe de la maison d’arrêt pour vérifier s’il n’est pas connu sous une autre identité.

Il conclut sans surprise :

— Concernant les mesures de sûreté, non seulement les faits sont très graves, mais monsieur a le loisir de fuir très rapidement en Espagne. Je demande donc un mandat de dépôt.

L’avocate proteste :

— Mon client a donné son identité dès qu’il est arrivé devant le procureur ce matin ! Il a coopéré. Il m’a aussi donné la possibilité de récupérer son passeport. Il y a tout un groupe autour de lui [elle désigne la salle] qui peut attester de son nom et prénom. Son employeur m’a spontanément contactée tellement il est content de son travail. Vous avez accès à son casier français sur lequel il n’y a rien depuis son arrivée il y a six ans. En demandant un mandat de dépôt, on veut lui faire payer la demande de renvoi; or cette demande est de droit. Juridiquement, rien ne justifie la détention provisoire !

Elle laisse aussi entendre que l’orientation en comparution immédiate est elle-même une réponse – sévère – au fait d’avoir refusé de fournir son identité en garde à vue :

— Ce matin, dans un dossier similaire, mais où on disposait de l’identité, le prévenu n’a pas été envoyé en comparution immédiate : il a été simplement convoqué par procès-verbal.

Après la plaidoirie, la présidente est tenue de proposer la parole au prévenu une dernière fois :

— Souhaitez-vous ajouter un dernier mot qui n’ait pas été dit par votre avocate ?

Malgré cette formulation peu encourageante, le prévenu prend la parole :

— Je voudrais répondre à quelque chose qui a été dit. Le parquet a affirmé que j’allais m’enfuir, mais ma vie entière est à Toulouse. Je compte venir au procès et me défendre.

Le tribunal se retire délibérer. Quand les trois juges reviennent, un des assesseurs sourit et fait un signe de tête encourageant à l’avocate de la défense. Effectivement, le prévenu n’est pas envoyé en détention provisoire.

Le public explose de joie. Et se fait sermonner :

— Pas de bruit dans la salle !

En parallèle, une copie a été faite de son passeport et envoyée à la PAF pour authentification. Le prévenu est placé sous contrôle judiciaire et interdit de manifester et de quitter le territoire d’ici la date du renvoi.

— Bien sûr, on n’oblitère pas votre droit à manifester après la condamnation, euh, je veux dire après le jugement.

« Ici, on essaie de comprendre »

« Ici, on essaie de comprendre »

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, avril 2023

En arrivant dans le box, Enzo, à peine 18 ans, sourit nerveusement à ses proches qui sont assis dans la salle. Il comparaît pour avoir tenté de mettre le feu à une poubelle pendant une manifestation.

Quand on lui demande s’il est d’accord pour être jugé aujourd’hui ou s’il demande un renvoi pour préparer sa défense, il s’accoude au plexiglas et regarde, dubitatif, son avocat. La présidente n’apprécie pas le laisser-aller :

— Tenez-vous correctement ! Nous ne sommes pas au bar du coin, nous sommes au tribunal.

Avant de résumer l’affaire, la présidente a une remarque :

— Nous sommes là pour juger les faits qui se sont déroulés pendant la manifestation, pas pour juger les opinions politiques. Il ne s’agit pas de sanctionner le droit constitutif de manifester et la liberté d’expression. Ce n’est pas le tribunal de la pensée.

Enzo croit qu’il peut dire quelque chose, mais se fait remettre à sa place :

— Vous ne prendrez la parole que quand je vous l’indiquerai. Et tenez-vous bien !

Comme toujours pour les procès de manifestants, elle cite le procès-verbal de contexte fourni par la police. Celui-ci donne, selon elle, les informations objectives sur la manifestation :

— Les policiers ont noté très précisément l’heure où la manifestation commence à dégénérer : 16 h 01. C’est là qu’il y a eu des dégradations filmées que les citoyens ont pu regarder depuis leur télévision. Que certaines personnes ne se dispersent pas, c’est leur droit. Mais les manifestants qui ne veulent pas cautionner ce qui se passe après, eux, se dispersent. Les premières interpellations ont eu lieu à 17 h 30. Ce qui veut dire que les policiers ont laissé aux gens une heure et demie pour s’en aller tranquillement.

Le saccage d’abribus l’indigne tout particulièrement :

— Le citoyen qui n’a pas envie de prendre son véhicule ou même celui qui n’a pas les moyens d’avoir un véhicule ne peut plus prendre les transports ! La personne qui veut juste se mettre à l’abri du mauvais temps ne peut plus le faire.

Pour ce qui est de l’affaire qu’elle doit concrètement juger, elle précise que le prévenu s’est laissé interpeller sans difficulté et que les ordures n’ont pas eu le temps de prendre feu. Le briquet a été saisi.

— Vous comprenez bien, monsieur, qu’entre manifester et mettre le feu, on est dans deux registres différents.

Elle jette un regard entendu à la salle : « Et ça, il faut que tout le monde l’entende ! »

Le prévenu ne sait plus trop quand c’est son tour de parler. La présidente l’encourage : « Soyez spontané, monsieur ! »

Enzo raconte s’être fait charger et gazer dans l’après-midi – il n’a pas su comment réagir à cette situation. La présidente l’interrompt :

— Des banques et des agences immobilières ont été attaquées. C’est parce qu’il y a eu de la casse qu’il y a eu une réponse armée de la police. Personne ne peut dire : « J’ai juste manifesté, et j’ai été violenté par la police. »

Le prévenu veut répondre, s’étrangle, explique : « C’est le stress », et se fait à nouveau couper la parole par la présidente :

— Au moment de l’action, qu’est-ce que vous voyez autour de vous ?

— Il n’y avait rien autour de moi, juste un type qui m’a tendu un briquet et qui m’a demandé de mettre le feu à une poubelle. Mais j’ai refusé.

— Ce n’est pas ce que vous avez déclaré en garde à vue.

— Non, mais c’est…

— Attendez, monsieur ! Je fais état publiquement des éléments. Le tribunal est par ailleurs très sensible au changement de version entre la garde à vue et l’audience.

— Je conteste…

— Vous l’avez dit et signé !

— À ce moment-là, j’aurais pu dire n’importe quoi.

— Les faits qu’on vous reproche n’ont rien à voir avec une vraie manifestation. Ici, on essaie de comprendre. Bon, on va passer maintenant à votre personnalité. Vous avez été placé dans un foyer par l’aide sociale à l’enfance. Pourquoi ?

Enzo évoque timidement des « problèmes familiaux ».

— Vous avez un niveau terminale et vous travaillez avec la mission locale. Vous avez su saisir votre chance, ce qui dénote une intelligence de la situation. Il n’y a rien à redire à votre personnalité. Vous présentez un profil positif d’insertion sociale et scolaire malgré des difficultés familiales. Cependant, vous avez une mention de violence sur ascendant pour laquelle vous avez reçu un avertissement judiciaire.

Voilà qui semble lui donner à penser :

— Là encore, de la violence, ce n’est pas anodin.

Faisant visiblement le lien entre ce feu de poubelle raté et des événements familiaux dont elle n’a aucune idée, elle interroge abruptement Enzo sur son rapport à la violence. Le garçon répond avec hésitation :

— C’est une chose sur laquelle je travaille… Mais je ne peux pas vous en parler ici en cinq minutes.

La parole est au parquet pour ses réquisitions. Le procureur a tout d’abord une pensée pour « les habitants qui n’ont plus d’endroit où mettre leurs déchets ». Pour lui, les faits sont établis : la déclaration d’Enzo en garde à vue correspond point par point à celle du policier interpellateur.

— Et puis on retrouve effectivement un briquet sur sa personne ! Les fait sont graves, les feux de poubelle dégagent une chaleur importante, ils peuvent occasionner des blessures ou mettre le feu à une façade. C’est particulièrement dangereux.

Il estime cependant qu’il n’y a pas d’éléments de personnalité inquiétants et demande six mois avec sursis probatoire et cent heures de travaux d’intérêt général, une obligation de travail ou de formation et un stage de citoyenneté. Et bien sûr la confiscation des scellés – à savoir le briquet.

C’est au tour de l’avocat de la défense :

— Je plaide la relaxe.

Le reste est moins clair. Il soulève un problème de procédure : il manque la mention de certains articles de loi sur la convocation. Mais la présidente lui rappelle que les nullités se plaident en début d’audience. Il disserte ensuite longuement sur la présence ou non de caméras dans certaines rues de Toulouse.

— En l’absence de caméra, il y a un doute ! Et s’il y a un doute, il doit bénéficier à mon client. C’est un garçon intelligent qui répond à vos questions, certes un peu vite. Mais c’est surtout un jeune vulnérable.

Le dernier mot à l’accusé :

— Merci aux gens présents et merci au tribunal de prendre ma parole en compte.

Le tribunal déclare Enzo coupable. Il est condamné à trois mois avec sursis, un stage de citoyenneté à ses frais, avec exécution provisoire.

Se trouvant incroyablement indulgente, la présidente avertit Enzo :

— Il ne faut pas que vous sortiez en vous disant : « Je n’ai rien. » Pendant cinq ans, vous avez trois mois au-dessus de la tête. Le stage de citoyenneté peut vous aiguiller et constituer un apprentissage intéressant de ce qu’est être un citoyen et de ce que chacun a le droit ou pas de faire.

Bons profils, mauvais manifestants

Bons profils, mauvais manifestants

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, mars 2023

Jonathan T., 28 ans, est amené. Il a jeté des cailloux en direction des policiers à la fin de la manifestation contre la réforme des retraites qui s’est déroulée deux jours plus tôt. Il veut être jugé immédiatement.

La présidente cite d’abord longuement le procès-verbal de contexte en avertissant que « l’heure est importante dans ce type de dossier ».

— Les forces de l’ordre ont établi une chronologie précise : la manifestation a démarré à 14 h. Le point de bascule est intervenu à 16 h 04. Jusqu’alors la manifestation était calme malgré la présence de groupuscules à risque. À 16 h 05 donc, la manifestation va prendre une tournure violente. Et à 16 h 09, les forces de l’ordre procèdent à des sommations. À partir de là, ça monte en puissance : il y a des jets de mortier des black bloc, auxquels répondent des tirs des gaz lacrymogène des forces de l’ordre. Des feux sont allumés ici et là et des caméras de surveillance sont cassées. Ce qui veut dire que les preuves sont détruites par les manif… heu, les individus, qui n’ont pas intérêt à être filmés.

Elle montre ensuite consciencieusement à ses assesseurs et au public une photo du caillou qui a été lancé. « C’est un galet », qu’elle explique.

— Pris dans une jardinière. Il fait tout de même 8 cm de largeur, ça n’est pas un gravier !

La photo est très zoomée, le galet paraît trois fois plus gros.

— Vous avez été arrêté à 19 h 30, vous avez reconnu ce jet en direction des forces de l’ordre et l’avez expliqué par un geste d’impulsivité. Je vous pose la question, faites-vous partie du black bloc ?

— Non, en aucun cas, ni même d’un syndicat. J’ai juste paniqué, je n’ai pas eu le bon réflexe.

— Malheureusement, certaines personnes viennent non pas pour exercer leur droit de manifester, mais pour en découdre avec la police.

— Ce n’est pas mon cas. L’interpellation s’est bien passée, je ne me suis pas débattu. Je suis resté le plus courtois possible. J’ai suivi un groupe de manifestants dans l’optique de revenir chez moi.

— À cette heure-là monsieur, il n’y a plus de manifestants ! Il y a des groupes qui sont caractérisés vestimentairement et du point de vue de l’équipement. Les policiers qui sont victimes dans ce dossier avaient pour mission d’empêcher certains groupuscules de rejoindre l’hypercentre. Quand on sait en lisant la presse locale qu’il y a plus de 200 000 € de dégâts, de mobilier urbain cassé, de terrasses dévastées…

Un policier partie civile affirme que la pierre jetée par le prévenu s’est écrasée sur son bouclier. Témoignage confirmé par ses collègues. Concernant l’interpellation en revanche, la présidente signale qu’il n’y a pas d’unanimité chez les policiers.

— Certains affirment qu’il s’est débattu, d’autres, qu’il s’est laissé faire.

Ce qu’elle relève avec approbation, c’est que le prévenu n’avait pas le visage masqué, et portait de simples lunettes de soleil, « contrairement à d’autres qui donnent l’impression qu’ils vont faire de la plongée ! » Elle jette un œil au public pour voir si sa plaisanterie a amusé avant de poursuivre :

— En voyant les choses dégénérer, vous ne croyez pas que vous auriez dû partir ?

— Je me suis rendu compte que ça allait trop loin. J’ai voulu faire diversion et ralentir les forces de l’ordre pour éviter de me faire interpeller.

— Mais enfin monsieur ! On est interpellé seulement quand on commet un délit, ou quand on fait partie d’un groupe qui commet un délit. La preuve, c’est qu’on n’étudie pas dans ce tribunal des dossiers de vrais manifestants.

L’avocate de la défense a une question sur les faits :

— Est-ce que vous pensez que votre jet de pierre a atteint les forces de l’ordre ?

— Un des policiers qui m’a interpellé m’a dit en riant que j’avais loupé mon coup. Je ne crois pas être capable de lancer aussi fort et aussi loin, notamment parce que j’ai été opéré récemment.

La présidente est outrée :

— Mais enfin, je viens de lire le témoignage du policier qui dit : « J’ai dû utiliser mon bouclier. »

Considérant vraisemblablement que cette remarque clôt définitivement le débat, la présidente passe à l’examen des éléments de personnalité.

— Vous êtes intermittent. Vous êtes tout à fait intégré, du point de vue social et professionnel. Vous êtes en couple depuis 14 ans. Vous n’avez aucune addiction, vous faites preuve de stabilité à tous les niveaux. Il y a une seule condamnation sur votre casier pour des faits qui remontent à 2017 : une conduite sous stupéfiant. Vous avez eu 300 € d’amende et un retrait de permis. Il n’y a rien d’autre à signaler, aucune difficulté vous concernant.

Quand vient son tour de plaider, l’avocate des quatre policiers parties civiles commence elle aussi par une longue évocation du contexte :

— À l’heure où le prévenu jette ce caillou, ça fait 3 h 30 que ces trois policiers sont soumis à des violences. Ce sont des hommes qui ne font que leur métier et qui ne cèdent eux-mêmes à aucune violence. Ce climat de haine génère du stress, de l’anxiété, des conditions de travail difficiles.

À ce titre, elle demande 1 000 € pour le préjudice moral et 800 € pour les frais de justice par policier.

La procureure commence – classiquement – en estimant qu’« il n’y a pas de difficulté sur les faits ». Le plus important pour elle est d’expliquer pourquoi le parquet a envoyé en comparution immédiate un prévenu sans casier judiciaire, qui a reconnu les faits, pour des violences qui n’ont pas occasionné d’ITT :

— Il ne faut pas oublier que les faits se déroulent dans un contexte de graves troubles à l’ordre public qui provoquent des dégâts importants, que nous allons devoir toutes et tous payer. Il y a des personnes qui ne sont là que pour saccager, elles s’en prennent aux habitants de la ville qui ne peuvent plus sortir de chez eux parce qu’ils ont peur. Alors oui, le parquet fait passer cette affaire en comparution immédiate ! Le passage dans cette procédure et la peine ont vocation à être exemplaires.

Elle demande six mois fermes, aménageables si le tribunal le désire, et un stage de citoyenneté.

L’avocate de la défense se dit « heurtée d’entendre qu’il faut prononcer des peines exemplaires » :

— Le parquet veut instrumentaliser le tribunal au service de la politique pénale du gouvernement alors que ce n’est pas votre travail.

À l’intention de la présidente, qui est si sûre que quelqu’un n’ayant rien à se reprocher n’a aucune chance de se faire interpeller, elle ajoute :

— Sur les 33 personnes arrêtées, la majorité est sortie sans aucune charge ni aucune poursuite. Ce qui est bien la preuve qu’on peut se faire interpeller sans avoir commis aucune infraction. Il dit qu’il a eu peur, c’est crédible !

Elle rappelle que le seul élément à charge de ce dossier, « c’est la parole policière, qui est tout de même à prendre avec des pincettes ». À plus forte raison quand plusieurs témoignages se contredisent.

— Parole policière ou pas, on peut toujours se tromper. Quand Monsieur M. dit que le galet s’est écrasé sur son bouclier, je doute que ce soit vrai.

Elle cite la circulaire du garde des Sceaux qui, tout en demandant de la fermeté, ne limite pas la réponse pénale aux comparutions immédiates.

— Dans ce cas-là, pourquoi ne pas avoir choisi une procédure moins répressive ? J’ai eu la réponse, c’est parce que la procureure veut que vous rendiez une décision exemplaire… Mais ce n’est pas ça la justice ! Je vais vous rappeler la base : les peines de prison ferme ne doivent être prononcées qu’en dernier recours. Je demande donc du sursis simple. On ne rend pas la justice en faisant des exemples.

Le dernier mot est au prévenu :

— Je suis vraiment désolé, vous ne me reverrez jamais dans cette situation. Je ne manifesterai plus jamais.

*

Quatre autres manifestant⋅es comparaissent cette après-midi-là. Tous et toutes ont voulu être jugé⋅es immédiatement. Trois sont accusés d’avoir lancé des projectiles en direction des forces de l’ordre sans les atteindre – l’un conteste les faits. La quatrième comparaît pour outrage et refus de donner son ADN et ses empreintes.

À quelques variations près, les interventions des magistrates se suivent et se ressemblent. La présidente commence toujours par citer longuement la chronologie de la manifestation établie par les policiers. Et conclut systématiquement que les manifestants n’étaient pas censés se trouver là à cette heure :

— Je ne veux pas dire qu’il n’y a pas de liberté de circuler, mais qu’est-ce que vous faisiez là ? On est dans une guérilla urbaine, ni plus ni moins.

Ou encore à une prévenue qui disait qu’elle buvait juste une bière en terrasse après la manifestation :

— La ville est à feu et à sang, les gens sont barricadés chez eux, et vous voudriez nous faire croire que vous vous prélassiez en terrasse avec une petite bière !

Elle défend la parole policière face aux prévenu⋅es qui tentent de dire que les choses ne se sont pas exactement passées comme dans le récit des forces de l’ordre :

— Je n’ai jamais crié aux policiers : « Ta race, ta race, ta race ! »

— Pourtant le procès-verbal de police dit qu’une femme devant le bar n’arrêtait pas de leur hurler des insultes.

— Ce n’était pas moi. On était nombreux dans ce bar.

— Oui, mais il y avait peut-être moins de femmes. De toute manière, il est catégorique sur votre identification.

Au moment de l’examen des personnalités, elle félicite chacun⋅e des prévenu⋅es de ne pas avoir de casier, d’être si bien intégré, d’avoir des parcours cohérents et « des profils lisses ».

L’avocate des policiers se donne assez peu de mal : il est question à chaque fois du contexte violent, d’une ville à feu à sang, de policiers qui font simplement leur travail, sous les projectiles depuis des heures et qui pourtant restent si mesurés dans leurs déclarations. Forcément, à un moment, elle s’emmêle :

— Pour ces raisons, je requiers… heu, pardon, je demande 1 000 € de préjudice moral et 400 € pour les frais de procédure.

La procureuse se défend sans relâche d’instrumentaliser la justice – « On n’est pas là pour sanctionner les gens en désaccord avec le gouvernement ». Et justifie le choix du parquet d’envoyer des manifestant⋅es en comparution immédiate par le contexte de violence et la nécessité de protéger les forces de l’ordre, les vrais manifestants et les citoyens ordinaires. Elle demande invariablement 6 mois de prison ferme pour les lanceurs de projectiles, et 140 h de travaux d’intérêt général pour la manifestante accusée d’outrage.

Les avocat⋅es indiquent tous et toutes que les dossiers sont bien minces, qu’ils ne reposent que sur la parole des policiers – qui se contredisent d’ailleurs souvent. Une avocate rappelle même que, selon le code de procédure pénale, les procès-verbaux de police n’ont pas plus de valeur que les déclarations des manifestants.

L’une tente de rappeler aux magistrates la réalité d’une manifestation :

— Les premières sommations ont eu lieu à 16 h, mais à cette heure-là un bout du cortège était encore à Saint-Cyprien. Et bien évidemment, ceux qui étaient là n’ont rien pu entendre.

Un autre a ciselé une phrase d’introduction dont il a l’air content :

— À la justice par l’exemple, j’ai la faiblesse de croire que vous allez privilégier une justice exemplaire.

Pour le reste, il s’engouffre lourdement dans la distinction cultivée par les magistrates entre les bons manifestants et les méchants groupuscules :

— Là où on attend effectivement de la fermeté pour les professionnels radicalisés de la contestation – les fameux black blocs –, vous jugez ici un gamin qui s’intéresse à la question sociale, même si c’est de manière déplacée. On sait maintenant que les autres auteurs de jets, ceux qui sont réellement dangereux, ceux-là sont partis à Sainte-Soline. Mon client, lui, défend une cause qu’il croit juste, certes de manière excessive. Bien sûr ces débordements ne peuvent pas être laissés sans réponse, et ce conflit social a manifestement trop duré. Mais il faut que vous trouviez la voix de l’équilibre dans la peine.

La présidente annonce les peines en cascade : la manifestante doit faire 150 h de travaux d’intérêt général. Tous les jeteurs de projectiles sont condamnés à de la prison avec sursis. 6 mois pour 3 d’entre eux et 8 mois pour le seul qui a plus de 30 ans :

— Vous avez été davantage condamné en raison de votre âge, qui devrait vous donner plus de recul, les plus jeunes étant peut-être plus influençables.

À cela s’ajoutent quelques amendes (400 € pour Jonathan T., 1 000 € pour le plus âgé), des dommages et intérêts (trois fois moins cependant que ce que demandait l’avocate de la partie civile) et des frais de procédure. À titre de peine complémentaire, les cinq prévenu⋅es doivent faire un stage de citoyenneté – « Peut-être que ce stage va vous aider à reconsidérer la situation ». À chacun⋅e, elle délivre le même avertissement :

— Le tribunal a tenu compte de l’extrême gravité des faits, mais aussi du très bon profil que vous présentez. Ne revenez pas au tribunal sur un dossier de ce type. Vous avez compris le message ?

Réprimer pour mieux protéger

Réprimer pour mieux protéger

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, mars 2023

19 h, l’ambiance est lourde. Un large groupe attend depuis le début de l’après-midi le procès d’un manifestant contre la réforme des retraites. Sans doute le premier à Toulouse à être envoyé en comparution immédiate depuis le début du mouvement. Au moins une vingtaine de militants sont là pour observer la justice et soutenir le prévenu, Samir D., 28 ans, qui a été arrêté à la fin de la manifestation du 23 mars.

On l’accuse d’avoir jeté des projectiles sur les forces de l’ordre et d’avoir résisté pendant son interpellation.

— Voulez-vous être jugé maintenant ou demandez-vous un délai pour préparer votre défense ?

Comme il demande à être jugé immédiatement, la présidente résume le dossier. Elle commence par préciser que le prévenu a été arrêté après que la manifestation a dégénéré et énumère d’un ton réprobateur les dégradations – que d’ailleurs personne ne l’accuse d’avoir faites :

— Des vitrines, des abribus, des panneaux publicitaires ont été cassés.

La présidente lit intégralement les déclarations des deux policiers qui ont procédé à l’arrestation et qui portent plainte.

— « Nous avons vu à deux reprises le prévenu se détacher du black bloc et effectuer un mouvement de projection dans notre direction. Ses jets de cailloux ne nous ont pas atteints. Nous sommes partis l’interpeller. L’individu s’est violemment débattu. Nous avons alors reçu une pluie de projectiles de la foule. Bières, pavés, tabouret. Nous l’avons extrait de la foule et sommes restés avec l’individu. » Bon, vous avez reconnu les faits en garde à vue. Qu’avez-vous à en dire aujourd’hui ?

— Je voudrais juste préciser qu’il ne s’agissait pas de cailloux. J’ai jeté une bouteille d’eau et un tube en plastique.

— En tout cas, vous reconnaissez avoir jeté quelque chose. Ce n’est pas une manifestation, ça, on est dans la violence !

— J’ai fait une erreur. Je n’ai pas réfléchi. Je regrette mon geste. Je ne faisais pas partie du groupe de black bloc. Je n’étais pas avec les casseurs.

— Pourquoi vous vous êtes débattus pendant l’interpellation ?

— Le policier est arrivé par-derrière. Il y avait 200 personnes et de la lacrymo partout. Des manifestants ont essayé de m’extirper et la situation était très confuse. Je ne savais pas qui me tirait d’un côté ou qui me tirait de l’autre. J’étais dans les gaz lacrymo, sous les projectiles, j’avais envie de vomir.

— Mais, de toute façon, qu’est-ce que vous faisiez là, monsieur, alors qu’il y avait des dégradations ?

— J’ai été galvanisé par la foule, mais je n’ai rien dégradé.

La présidente passe ensuite au traditionnel examen de la personnalité : le prévenu a plusieurs mentions sur son casier, vol avec violence, détention de stupéfiants, violence envers une personne dépositaire de l’ordre public.

— Ce sont des faits qui ressemblent à ce qui vous vaut d’être ici. Pour ce qui est de vos activités, vous êtes en formation de moniteur-éducateur.

La procureure l’interroge brutalement :

— Pour qui vous vous prenez pour balancer des choses sur les forces de l’ordre ? Vous dites que vous avez suivi la foule, mais vous avez quel âge ? C’est irresponsable ! Vous n’êtes plus un enfant !

Les questions n’attendant pas vraiment de réponse, la présidente passe la parole à l’avocate des deux policiers qui portent plainte – qui ne sont pas présents. Elle ne reproche pas seulement au prévenu d’avoir lancé des projectiles.

— En résistant à l’interpellation, vous avez fait naître un mouvement de foule au cours duquel un policier a été blessé par un tabouret. J’entends bien, ce n’est pas vous qui l’avez lancé. Néanmoins, c’est votre rébellion qui a entraîné cette situation.

Elle demande 1 000 € de préjudice moral par policier pour ces projectiles qui ne les ont pas atteints et 800 € pour les frais de justice.

La procureure se lève et commence très fort :

— Il faut protéger les forces de l’ordre, seules garantes de la liberté constitutionnelle de manifester !

C’est sa grande idée, et elle la répétera tout du long. Parfois avec quelques variations :

— Les forces de l’ordre sont là pour protéger la liberté d’expression et pour qu’elle s’exerce en toute sécurité.

Prise dans son élan, elle va jusqu’à affirmer que « les forces de l’ordre sont là pour assurer la sécurité des manifestants ». La moitié de la salle éclate de rire. La présidente menace de faire évacuer. La procureure continue son vibrant réquisitoire, tout en jetant des regards assassins au public.

— Le problème n’est pas de participer à une manifestation – la police n’est pas là pour arrêter les manifestants –, mais de se maintenir dans l’attroupement après la fin de la manifestation. Vous êtes resté alors que ça avait commencé à chauffer. Et vous vous êtes permis de jeter des choses sur les forces de l’ordre, peut-être dans une démarche de toute-puissance.

Elle aborde l’intolérable banalisation de la violence sur les forces de l’ordre.

— Dans les manifestations, les policiers ne peuvent même plus aller au contact des individus qu’ils veulent interpeller. Ce comportement sème le désordre et génère le chaos. Si les forces de l’ordre jettent des lacrymo en retour, c’est pour se défendre !

Stupeur dans la salle. Quelqu’une dit à voix haute : « Et Sainte-Soline ? » Rien n’interrompt plus la procureure qui crie de plus en plus fort. Installée juste en dessous, l’huissière s’éloigne discrètement.

Malgré son inquiétude pour les droits constitutionnels, les vieux réflexes professionnels reprennent le dessus au moment de demander une peine :

— Il est mieux inséré que la plupart. Il y a des pièces favorables parmi les éléments de personnalité. On peut d’ailleurs se demander comment un individu qui travaille, qui est inséré, se retrouve là.

Elle demande dix mois de prison aménagés sous forme de bracelet électronique pour qu’il puisse continuer à travailler. Et, à titre de peine complémentaire, elle propose un stage de citoyenneté.

— Ça ne peut pas faire de mal.

Après ce fougueux réquisitoire, c’est maintenant à la défense de Samir D. de s’exprimer :

— Il a choisi de prendre ses responsabilités, il a reconnu les faits. On en a vu, ces dernières années, des violences commises en manifestation. Et on sait qu’il y a deux types de prévenus : ceux qui sont préparés à commettre des violences, ils sont habillés pour, ils gardent le silence, ils ne reconnaissent pas les faits. Ce sont les black bloc. On peut exercer sur eux une répression accrue, c’est logique.

Une émotion traverse la salle, surprise par la ligne de défense adoptée.

— Mon client appartient à l’autre catégorie. Ceux qui viennent parce qu’ils sont en colère, et qui commettent des abus du droit de manifester. D’ailleurs, quand on entend certains politiques qui légitiment la violence envers les forces de l’ordre, on ne s’étonne pas de ces abus. Il a dit tout de suite qu’il regrettait et qu’il s’excusait – il a raison de s’excuser : la situation est d’autant plus absurde que les policiers subissent ces violences alors qu’ils sont eux-mêmes opposés à la réforme des retraites. Il n’a pas non plus l’attitude procédurale des extrémistes. Fort heureusement, les policiers n’ont pas été touchés. Bien sûr, il s’agit tout de même de violence, mais sans ITT.

Pour lui permettre de continuer à se former et à travailler, l’avocat plaide pour un aménagement de peine sous forme de bracelet électronique, c’est-à-dire très exactement la peine que la procureure a demandée. Voulant sans doute ajouter sa pierre à l’édifice bâti par l’accusation, il envisage une peine supplémentaire :

— Pour rassurer la société – parce qu’après tout il a abusé d’un droit constitutionnel –, on peut même envisager une interdiction de manifester.

Préférant s’en tenir aux réquisitions, le tribunal condamne Samir D. à 10 mois de prison, aménagés sous forme de bracelet électronique, ainsi qu’à effectuer un stage de citoyenneté. Il doit aussi verser 1 400 € à chacun des policiers.