Le 16 mars 2023, après deux mois d’importantes mobilisations, le gouvernement, sans majorité au Parlement, décide le passage en force et recourt à l’article 49.3 de la Constitution. Face à la colère que cette décision suscite, le ministre de la Justice adresse deux jours plus tard une dépêche à ses procureur⋅es, les appelant à la fermeté : « Vous veillerez à apporter aux procédures conduites dans ce contexte une réponse pénale systématique et rapide. »Est prévu notamment le recours à la comparution immédiate (CI) pour « les faits les plus graves, en particulier les violences commises à l’encontre des élus ou des membres des forces de l’ordre ».
Depuis, la seule lecture de la presse régionale permet d’établir que plus d’une centaine de personnes ont été envoyées en comparution immédiate par les parquets de France. À Toulouse, au moins 8 manifestant⋅es sont passé⋅es en CI entre mars et juin. Dans ces audiences, nous avons retrouvé la violence habituelle d’une procédure expéditive et brutale – cependant, elles se distinguent de l’ordinaire par plusieurs aspects.
Parole policière vs parole de manifestant⋅es
Dans ces procès comme dans tout procès de comparution immédiate, la parole policière pèse lourdement sur l’audience. Les juges commencent toujours par lire le « procès-verbal de contexte », récit policier, minute par minute, de la manifestation :
La présidente cite d’abord longuement le procès-verbal de contexte en avertissant que l’heure est importante dans ce type de dossier : « Les forces de l’ordre ont établi une chronologie précise : la manifestation a démarré à 14 h. Le point de bascule est intervenu à 16 h 04. Jusqu’alors la manifestation était calme malgré la présence de groupuscules à risque. À 16 h 05 donc, la manifestation va prendre une tournure violente. Et à 16 h 09, les forces de l’ordre procèdent à des sommations. À partir de là, ça monte en puissance : il y a des jets de mortier des black blocs, auxquels répondent des tirs de gaz lacrymogène des forces de l’ordre. » (Extrait de « Bons profils, mauvais manifestants ».)
Et la vision policière a d’autant plus de force que certain⋅es magistrat⋅es n’ont visiblement aucune expérience personnelle de ce qu’est une manifestation :
À une prévenue expliquant qu’elle buvait juste une bière en terrasse après la manifestation, la présidente rétorque sèchement : « La ville est à feu et à sang, les gens sont barricadés chez eux, et vous voudriez nous faire croire que vous vous prélassiez en terrasse avec une petite bière ! »
Comme toujours en CI, les manifestant⋅es qui s’avisent de contredire ou de nuancer la version policière ne seront pas cru⋅es :
L’avocate de la défense pose au prévenu une question sur les faits :
— Est-ce que vous pensez que votre jet de pierre a atteint les forces de l’ordre ?
— Un des policiers qui m’a interpellé m’a dit en riant que j’avais loupé mon coup. Je ne crois pas être capable de lancer aussi fort et aussi loin, notamment parce que j’ai été opéré récemment.
La présidente est outrée :
— Mais enfin, je viens de lire le témoignage du policier qui dit : « J’ai dû utiliser mon bouclier. »
Considérant vraisemblablement que cette remarque clôt définitivement le débat, la présidente passe à l’examen des éléments de personnalité.
Et quand la violence des forces de l’ordre ne peut pas être niée, les magistrat⋅es réaffirment la légitimité de la réponse policière :
Enzo raconte s’être fait charger et gazer dans l’après-midi – il n’a pas su comment réagir à cette situation. La présidente l’interrompt : « Des banques et des agences immobilières ont été attaquées. C’est parce qu’il y a eu de la casse qu’il y a eu une réponse armée de la police. Personne ne peut dire : “J’ai juste manifesté, et j’ai été violenté par la police.” » (Extrait de « Ici, on essaie de comprendre ».)
Et qu’on ne vienne pas leur parler d’interpellations arbitraires :
— Mais enfin monsieur ! On est interpellé seulement quand on commet un délit, ou quand on fait partie d’un groupe qui commet un délit. La preuve, c’est qu’on n’étudie pas dans ce tribunal des dossiers de vrais manifestants. (Extrait de « Bons profils, mauvais manifestants ».)
Les magistrat⋅es l’affirment : les forces de l’ordre interviennent toujours pour le plus grand bien des manifestants :
La procureure se lève et commence très fort : « Il faut protéger les forces de l’ordre, seules garantes de la liberté constitutionnelle de manifester ! » Prise dans son élan, elle va jusqu’à affirmer que « les forces de l’ordre sont là pour assurer la sécurité des manifestants ». La moitié de la salle éclate de rire. La présidente menace de faire évacuer. La procureure continue son vibrant réquisitoire, tout en jetant des regards assassins au public. (Extrait de « Réprimer pour mieux protéger.)
Le bon manifestant et le mauvais manifestant
Dans les procès de manifestant⋅es observés, les gens de justice s’appliquent à distinguer les bons manifestant⋅es des mauvais⋅es. Pour ce faire, ils s’appuient entre autres sur les procès-verbaux de contexte, dont on a déjà parlé :
La présidente résume le dossier : « Les policiers ont noté très précisément l’heure où la manifestation commence à dégénérer : 16 h 01. C’est là qu’il y a eu des dégradations filmées que les citoyens ont pu regarder depuis leur télévision. Que certaines personnes ne se dispersent pas, c’est leur droit. Mais les manifestants qui ne veulent pas cautionner ce qui se passe après, eux, se dispersent. Les premières interpellations ont eu lieu à 17 h 30. Ce qui veut dire que les policiers ont laissé aux gens une heure et demie pour s’en aller tranquillement. » (Extrait de « Bons profils, mauvais manifestants ».)
On comprend ici qu’un mauvais manifestant est avant tout quelqu’un qui reste trop longtemps à la manifestation : « À cette heure-là monsieur, il n’y a plus de manifestants ! Il y a des groupes qui sont caractérisés vestimentairement et du point de vue de l’équipement. »
Certains des avocats de la défense reprennent aussi ces distinctions, espérant sauver leur client aux dépens des autres :
« Là où on attend effectivement de la fermeté pour les professionnels radicalisés de la contestation – les fameux black blocs –, vous jugez ici un gamin qui s’intéresse à la question sociale, même si c’est de manière déplacée. » (Extrait de « Bons profils, mauvais manifestants ».)
S’intéresser à la question sociale, pourquoi pas ? Mais rester à la manifestation, c’est déjà cautionner, et donc devenir complice. De fait, on a souvent l’impression qu’on reproche aux prévenu⋅es l’ensemble des dégradations commises dans la manifestation :
La présidente évoque longuement et avec émotion le saccage d’un abribus – que pourtant le prévenu n’est pas accusé d’avoir cassé : « Le citoyen qui n’a pas envie de prendre son véhicule ou même celui qui n’a pas les moyens d’avoir un véhicule ne peut plus prendre les transports ! La personne qui veut juste se mettre à l’abri du mauvais temps ne peut plus le faire. » (Extrait de « Ici, on essaie de comprendre ».)
Des profils inhabituels
Habituellement, le parquet envoie en comparution immédiate des personnes avec un casier judiciaire et celles qui sont dans les situations les plus précaires, sans logement, sans travail ou sans papiers. La justification pour les faire passer directement du commissariat au tribunal est toujours la même : ces personnes risqueraient de ne pas se présenter au tribunal ou de commettre une nouvelle infraction entre-temps si on les convoquait quelques semaines plus tard, selon la procédure normale. Les manifestant⋅es que nous avons vu jugé⋅es, en revanche, présentent des profils tout à fait différents :
La présidente résume les éléments de personnalité de Jonathan T. : « Vous êtes intermittent. Vous êtes tout à fait intégré, du point de vue social et professionnel. Vous êtes en couple depuis 14 ans. Vous n’avez aucune addiction, vous faites preuve de stabilité à tous les niveaux. Il y a une seule condamnation sur votre casier pour des faits qui remontent à 2017 : une conduite sous stupéfiant. Il n’y a rien d’autre à signaler, aucune difficulté vous concernant. » (Extrait de « Bons profils, mauvais manifestants ».)
Étudiant⋅es, travailleurs et travailleuses, en situation légale sur le territoire, les profils se distinguent nettement des prévenus habituellement dans le box. Quand les circulaires ministérielles arrivent pour réprimer les mouvements sociaux, sont donc envoyés en CI des « profils lisses », pour reprendre les mots d’une présidente. Ce qui a des effets majeurs sur les peines distribuées : ni prison ferme, ni mandat de dépôt, mais des peines avec sursis et du travail d’intérêt général pour la quasi-totalité des manifestant⋅es toulousain⋅es. Au moment de rendre ses délibérés, une présidente le dit d’ailleurs explicitement à chacun⋅e des cinq manifestant⋅es qui comparaissent ce jour-là : « Le tribunal a tenu compte de l’extrême gravité des faits, mais aussi du très bon profil que vous présentez. » C’est explicite : du fait de leur place dans la société, les manifestant⋅es contre la réforme des retraites n’iront pas en prison. Ce qui, au passage, en dit long sur les raisons qui conduisent les magistrat⋅es à incarcérer les prévenu⋅es ordinaires de comparution immédiate.
Mais même quand les manifestant⋅es ne sont pas envoyés en détention, le recours à la CI est toujours une réponse judiciaire violente. L’audience fait immédiatement suite à des moments éprouvants : arrestation – parfois brutale –, 24 h ou plus de garde à vue, une ou deux nuits au commissariat, parfois de la détention provisoire. Et les condamnations ne sont jamais anodines : inscription au casier judiciaire, travaux d’intérêt général, sursis, dommages et intérêts à payer aux policiers, interdiction de manifester. Tout cela étant de nature à épuiser toutes celles et ceux qui participent au mouvement social et, en fin de compte, à les en détourner. Une opération réussie, à entendre un des prévenu⋅es à la toute fin de son audience : « Je suis vraiment désolé, vous ne me reverrez jamais dans cette situation. Je ne manifesterai plus jamais. »