L’esprit de Noël

L’esprit de Noël

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, décembre 2024.

Il est 13 heures 45, l’audience commence. Le premier prévenu, Sami F., est amené des geôles par les policiers. Ils le démenottent à l’entrée de la salle avant qu’il entre dans le box en plexiglas. Le président l’interroge abruptement :

‒ Vous avez 21 ans.

‒ Correct.

‒ Vous avez une petite amie.

‒ Oui.

‒ Vous travaillez.

‒ Oui.

‒ Vous êtes un ancien militaire.

‒ Correct.

Pour avoir brandi une arme devant deux personnes, Sami F. comparaît pour « violences volontaires, n’ayant pas entraînées d’incapacité totale de travail (ITT) ». Le président rappelle son casier judiciaire :

‒ Vous avez été condamné la semaine dernière, ici-même, en comparution immédiate. Vous aviez déjà été condamné en 2023 à une peine avec sursis pour détention de stupéfiants, puis en 2024 à un sursis probatoire, partiellement révoqué vendredi dernier, pour abus de confiance envers le service départemental d’incendie et de secours. Et il semblerait que vous demandiez un renvoi.

L’avocate de la défense confirme avant que son client ait le temps de répondre et ajoute qu’elle demande au tribunal d’ordonner une expertise psychiatrique d’ici la prochaine audience.

La procureure n’a rien contre l’expertise, au contraire :

‒ Elle me semble nécessaire pour expliquer les passages à l’acte successifs, qui sont inquiétants.

En revanche, elle demande que Sami F. reste enfermé à la prison de Seysses jusqu’à l’audience :

‒ Sur son casier, il y a des faits de vol, de violence, et l’usage d’un véhicule policier sans autorisation. [Elle se tourne vers lui] Alors que vous avez eu la chance de sortir libre la semaine dernière, on constate que les faits sont commis 24 heures après. Vous avez sorti un glock et braqué les personnes dans un restaurant. Vous affirmez appartenir à une section de recherche, être indic’ dans des enquêtes secrètes ! Vous avez un délire avec l’armée, dont vous prétendez faire encore partie alors que vous en avez été évincé l’année dernière. Vous avez un brassard, des cagoules, des cartes professionnelles. L’expertise nous permettra de savoir s’il y a une pathologie psychiatrique et de statuer sur votre dangerosité criminologique. En attendant, je demande le maintien en détention.

L’avocate ne bataille pas contre l’envoi de son client en détention provisoire :

‒ On ne va pas faire offense au tribunal en vous demandant une remise en liberté alors que mon client comparaissait ici-même la semaine dernière.

Puisqu’apparemment tout le monde est d’accord, quelques minutes de délibération suffisent ainsi au président et à ses deux assesseuses : ils ordonnent une expertise psychiatrique ainsi que le maintien du prévenu en détention en attendant son procès, un mois plus tard.

Assis au premier rang, un vieux monsieur commente d’un air mélancolique :

‒ Il va passer Noël en prison.

La sagesse du tribunal

La sagesse du tribunal

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, avril 2024

Medhi S., 19 ans, comparaît pour « violence avec usage ou menace d’une arme » n’ayant entraîné aucune incapacité totale de travail (ITT) contre des agents de la société de transport Tisséo. Le procès a déjà été renvoyé une première fois dans l’attente d’une expertise psychiatrique censée répondre aux questions posées par le tribunal : le prévenu est-il « responsable de ses actes au moment des faits » et « accessible à une sanction pénale » ? Autrement dit, doit-t-il être envoyé en prison ou à l’hôpital psychiatrique ?

La présidente a l’air embarrassée :

— Nous ne l’avons toujours pas reçue. Nous allons être obligés de renvoyer à nouveau.

Elle se tourne vers la procureure :

— Quelles sont vos réquisitions pour les mesures de sûreté ?

— Je demande le maintien en détention provisoire parce que sa personnalité pose question. Monsieur n’a pas de casier, mais il y a évidemment un trouble de la personnalité. Sans compter que c’est un étranger en situation irrégulière : il y a un risque de fuite.

L’avocate se borne à signaler mollement que Medhi S. a fourni une adresse chez sa compagne. Pour le reste, on imagine qu’elle s’en remet à la sagesse du tribunal. Pour la forme, celui-ci se retire délibérer, mais revient presque immédiatement annoncer que le prévenu est renvoyé à la prison de Seysses attendre l’expertise.

Pas un pli

Pas un pli

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, novembre 2023

Brahim T., 60 ans, l’air épuisé, comparaît pour acquisition, possession et détention d’héroïne et de cocaïne en récidive, ainsi que pour avoir détenu des cartouches de 9 mm. La présidente se tourne vers lui :

— J’ai indiqué à votre avocat que j’avais eu le dossier très tard et que je n’avais pas pu en prendre connaissance. Il m’a signalé qu’il demandait un renvoi. Êtes-vous d’accord avec cette demande ?

Le prévenu hoche la tête, elle enchaîne :

— Le tribunal va se poser la question de votre sort et décider si vous allez attendre votre procès en prison.

N’échappent à la détention provisoire que les prévenu·es que le tribunal juge dignes de confiance – comprendre ceux et celles disposant d’un logement et surtout d’un travail.

— Vous êtes domicilié au CCAS du quartier Bonnefoy, vous avez trois enfants, dont un de moins de 9 ans. Il vit avec sa mère ?

— Oui.

— Vous les voyez ?

— Oui.

— Où ?

— À Nanterre.

— Comment vous faites ?

— Je vais à paris.

— Ah bon ? Et quelles sont vos ressources ?

— Quand je suis sorti de prison, je…

— C’était quand ?

— En octobre 2022.

— Effectivement vous avez été condamné en 2016 à 6 ans de prison pour importation de cocaïne et d’héroïne depuis l’Espagne. Puis en novembre 2021 à 18 mois pour une nouvelle affaire de stupéfiants. Qu’est-ce que vous faites depuis votre libération ?

— Je travaille.

— Légalement ?

— Oui !

— Vous avez des contrats de travail ?

— Non.

— Du travail non déclaré, donc.

La présidente résume :

— Vous sortez de prison, votre domicile est incertain, vous n’avez pas de travail déclaré, vous êtes sans ressources. À part ce que je viens de dire – et qui n’est pas très positif –, qu’est-ce que vous voulez dire au tribunal ?

— Je regrette, je…

— Ce n’est pas le débat aujourd’hui, monsieur. Si vous n’avez rien à ajouter sur votre situation, la parole est à monsieur le procureur pour ses réquisitions.

Pour le dit procureur, ça ne fait pas un pli : sorti de prison récemment et dans une situation de grande précarité, le prévenu doit être incarcéré en attendant son procès. L’avocat de la défense ne trouve rien à ajouter et s’en remet à la décision du tribunal.

Après une délibération éclair, Brahim T. est envoyé en détention provisoire. Son avocat reprend alors la parole pour signaler « qu’il y a une difficulté avec la prison de Seysses ». Le prévenu commence à expliquer qu’il a eu des problème pendant sa précédente peine de prison, mais il se fait rapidement couper la parole par la présidente :

— Bon, je vais mettre « Ne souhaite pas aller à Seysses ». [À mi-voix] Où est-ce que je peux l’écrire ? Bof, je vais le mettre sur la notice. [Au prévenu] Ce qui ne vous empêche pas de le signaler à l’administration pénitentiaire quand vous arrivez, hein. [À l’huissier] On peut prendre un autre dossier.

Une incompréhensible défiance

Une incompréhensible défiance

Au début de l’audience, l’avocate de la défense vient remettre à la présidente une liasse de papiers :

— Ce sont les garanties de représentation de mon client et surtout son passeport. Par ailleurs, son employeur est dans la salle.

Il a été arrêté pendant la manifestation du 6 juin contre la réforme des retraites. On lui reproche la fameuse « participation à un groupement formé en vue de la préparation de violences contre les personnes ou de destruction ou dégradation des biens ». À cela s’ajoutent la dissimulation volontaire du visage, la dégradation d’une caméra de vidéosurveillance, la rébellion, et le refus de donner son ADN et ses empreintes. Il a aussi refusé de donner son identité en garde à vue, ce qui ne constitue pas une infraction, mais que la justice prend habituellement très mal.

Il demande un délai pour préparer sa défense.

— Le tribunal va donc étudier s’il vous envoie en détention provisoire ou s’il vous laisse en liberté en attendant votre procès. Alors, pour les éléments de personnalité : vous êtes de nationalité espagnole et vous êtes en France depuis plus de 6 ans. Pourquoi êtes-vous venu en France ?

Le prévenu explique que c’était pour ses études et qu’il a décidé de rester là.

— Avez-vous des liens ici ?

— Des liens ?

La présidente précise avec un peu d’impatience :

— Des liens familiaux.

Cette précision déclenche un peu de mouvement dans la salle, remplie d’ami⋅es et de camarades du prévenu.

Interrogé sur ses activités, il explique avoir fait un stage de technicien audiovisuel et s’être vu proposer un contrat à la fin de ce stage.

— Et, dites-moi, comment sait-on que le passeport remis par votre avocate est un vrai ?

Brouhaha dans le public, qui s’étonne de la question.

— Alors stop ! Stop ! Si ça fait rire des gens dans la salle, ils peuvent sortir ! [Au prévenu] Vous comprenez pourquoi je vous pose la question ? Vous n’avez donné votre identité que ce matin, alors que vous étiez déjà au palais de justice. Normalement, les policiers savent repérer facilement les faux, ce qui n’est pas le cas des magistrats. [Au procureur] On n’a pas eu le temps de demander ce qu’il en est du casier, j’imagine ?

— Si, Madame la Présidente. Il n’y a aucune condamnation au casier français.

— Bon, vous êtes l’aîné d’une fratrie de deux. Vous avez vécu chez vos parents jusqu’à votre départ pour Toulouse. Vous avez des revenus fluctuants et quelques problèmes de santé. Avez-vous des addictions ?

— Non.

— Concernant vos projets en France, vous dites vouloir passer votre permis et vous trouver un logement autonome.

C’est tout pour « l’étude de la personnalité ». Elle passe la parole au procureur, qui ne fait pas mystère de son principal reproche :

— Monsieur a refusé de donner son identité en garde à vue !

Il reprend la liste des infractions et insiste notamment sur la dégradation d’une caméra de surveillance, « propriété de la ville de Toulouse, financée par l’impôt des Français ! par leur travail ! », et la rébellion « face à des fonctionnaires de police qui ne font qu’obéir à la loi de la République française ». Il finit ce récapitulatif sur un point qui lui tient à cœur : l’incompréhensible « défiance du prévenu à l’égard de la justice française » :

— Il a refusé le prélèvement ADN et le relevé d’empreintes… Ça fait beaucoup pour une seule et même personne !

Il demande un supplément d’informations :

— Il faudrait vérifier ses antécédents en Espagne auprès de la police aux frontières et faire analyser son passeport. Et si vous l’envoyez en détention provisoire, il faudrait notamment récupérer ses empreintes et son ADN auprès du greffe de la maison d’arrêt pour vérifier s’il n’est pas connu sous une autre identité.

Il conclut sans surprise :

— Concernant les mesures de sûreté, non seulement les faits sont très graves, mais monsieur a le loisir de fuir très rapidement en Espagne. Je demande donc un mandat de dépôt.

L’avocate proteste :

— Mon client a donné son identité dès qu’il est arrivé devant le procureur ce matin ! Il a coopéré. Il m’a aussi donné la possibilité de récupérer son passeport. Il y a tout un groupe autour de lui [elle désigne la salle] qui peut attester de son nom et prénom. Son employeur m’a spontanément contactée tellement il est content de son travail. Vous avez accès à son casier français sur lequel il n’y a rien depuis son arrivée il y a six ans. En demandant un mandat de dépôt, on veut lui faire payer la demande de renvoi; or cette demande est de droit. Juridiquement, rien ne justifie la détention provisoire !

Elle laisse aussi entendre que l’orientation en comparution immédiate est elle-même une réponse – sévère – au fait d’avoir refusé de fournir son identité en garde à vue :

— Ce matin, dans un dossier similaire, mais où on disposait de l’identité, le prévenu n’a pas été envoyé en comparution immédiate : il a été simplement convoqué par procès-verbal.

Après la plaidoirie, la présidente est tenue de proposer la parole au prévenu une dernière fois :

— Souhaitez-vous ajouter un dernier mot qui n’ait pas été dit par votre avocate ?

Malgré cette formulation peu encourageante, le prévenu prend la parole :

— Je voudrais répondre à quelque chose qui a été dit. Le parquet a affirmé que j’allais m’enfuir, mais ma vie entière est à Toulouse. Je compte venir au procès et me défendre.

Le tribunal se retire délibérer. Quand les trois juges reviennent, un des assesseurs sourit et fait un signe de tête encourageant à l’avocate de la défense. Effectivement, le prévenu n’est pas envoyé en détention provisoire.

Le public explose de joie. Et se fait sermonner :

— Pas de bruit dans la salle !

En parallèle, une copie a été faite de son passeport et envoyée à la PAF pour authentification. Le prévenu est placé sous contrôle judiciaire et interdit de manifester et de quitter le territoire d’ici la date du renvoi.

— Bien sûr, on n’oblitère pas votre droit à manifester après la condamnation, euh, je veux dire après le jugement.

« Allez, salut ! »

« Allez, salut ! »

Toulouse, salle des comparutions immédiates, mars 2023

Placé en semi-liberté, François B. n’est pas rentré en temps et en heure à la prison. Il comparaît donc pour évasion. L’avocat demande un report, le temps d’obtenir une expertise psychiatrique. Le président commence à égrener les éléments de personnalité – « Il a déjà travaillé dans un foyer Emmaüs. Il a 34 mentions à son casier… » – quand le prévenu l’interrompt :

— Oui, malheureusement. Malgré les démarches… J’ai essayé de me reconstruire, mais il y a eu le Covid. Je n’avais pas d’endroit où dormir. Parfois les copains m’ont proposé de l’argent, mais j’ai refusé parce que je voulais m’en sortir tout seul. Mais sans papiers, sans compte bancaire, il n’y a qu’un moyen de s’en sortir : tiens, j’ai envie de manger, ben je prends de l’argent. À chaque fois ça tourne mal. Il m’est arrivé beaucoup de soucis : l’autre jour par exemple, le psy m’avait donné de la viande, j’ai pensé que c’était de la viande avariée, j’ai complètement psychoté et…

Le président réussit à lui couper la parole pour préciser d’un air significatif :

— Vous avez passé deux ou trois mois à l’Unité hospitalière spécialement aménagée de l’hôpital psychiatrique Gérard-Marchant.

« Spécialement aménagée » pour enfermer les détenus envoyés par l’administration pénitentiaire.

— Oui, je suis allé à l’UHSA. Je me faisais casser la gueule en promenade, c’est la seule solution que j’ai trouvée pour me sortir de ça. Après, si vous appelez ça un problème psychologique…

C’est le moment du réquisitoire du procureur :

— Bien sûr, je demande le maintien en détention. Concernant l’expertise psychiatrique, il n’y a pas vraiment besoin de discuter.

Il fait un geste éloquent de la main. L’avocat n’a rien à ajouter, et le tribunal se retire délibérer.

Les gens de justice papotent pour passer le temps :

— Il est pas sorti, lui.

— Quelle misère !

Revenu des délibérations, le tribunal déclare que l’affaire est renvoyée, ordonne une expertise psychiatrique, et maintient François B. en détention. Celui-ci demande s’il peut préparer la défense de son choix. Le président a l’air surpris, François B. précise :

— Est-ce que je peux choisir une défense qui n’est pas forcément psychologique ?

Le président ne voit pas du tout ce qui pourrait bien s’y opposer. Il donne la date de la future audience, et François B. l’interroge de nouveau vivement :

— C’est dans un peu plus d’un mois, ça. Un mois où ?

— À la prison de Seysses.

— Mais où ?

— En quartier normal.

— Je sais comment ça va se terminer. Allez, salut !