« Vous êtes face à des individus exploités »

« Vous êtes face à des individus exploités »

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, octobre 2020

Deux jeunes Pakistanais comparaissent. Bilal C., très soigné, a une petite trentaine d’années. Il arrive d’Espagne. Ali L., en t-shirt et cheveux aux épaules, a à peine vingt ans.

Lors d’un contrôle dans le quartier de Bagatelle, les policiers s’aperçoivent qu’ils ont des documents falsifiés : un faux récépissé de demande d’asile pour le plus âgé, et de faux papiers grecs – permis de conduire et passeport – pour Ali L. Les deux sont immédiatement interpellés.

Au cours de l’enquête, on découvre dans le téléphone de Bilal C. des photos du « terroriste au hachoir », un jeune Pakistanais qui avait grièvement blessé deux personnes à côté des anciens locaux de Charlie hebdo un mois plus tôt. L’affaire prend immédiatement une autre tournure.

Des investigations approfondies sont menées. Elles n’amènent à la découverte d’aucun projet terroriste. En revanche, la perquisition de leur domicile a permis de trouver deux photos où les prévenus posent avec des armes au Pakistan. Quoique ce ne soit pas interdit, ça intéresse visiblement plus la présidente que les faux papiers. Elle y revient à plusieurs reprises : « Quelle explication avez-vous pour ces photos ? » « Et la photo de l’individu qui a tenté de commettre un attentat ? » « Comment ça se fait qu’on trouve des photos de pistolet dans votre téléphone ? »

La traduction de l’interprète est incompréhensible, mais comme d’habitude, ça ne gêne personne. Devant la perplexité de la présidente, le plus jeune finit par essayer de s’expliquer en français :

— Au Pakistan les gens ont des problèmes entre eux. C’est un ami qui m’a envoyé ces photos.

Le plus jeune est là depuis deux ans : il n’a pas de casier et vit de petits boulots. Son compagnon plus âgé n’est à Toulouse que depuis deux jours.

— Qu’est-ce qu’il est venu faire en France ?

L’interprète a de nouveau des difficultés pour traduire, et c’est le plus jeune des prévenus qui répond à sa place :

— Lui aussi il est venu travailler.

Même si le procureur reconnaît que l’enquête n’a trouvé aucun élément permettant d’impliquer les prévenus dans un projet terroriste, il peine à en faire son deuil :

— Des interrogations persistent sur les raisons qui leur font faire usage de faux papiers !

Il n’est apparemment pas convaincu par la possibilité qu’ils en aient eu tout simplement besoin pour travailler. Il en reste cependant à ces allusions et demande entre 4 et 6 mois de prison ferme et le maintien en détention.

Les réquisitions vite expédiées, c’est à l’avocat de la défense de se lever :

— Les temps étant ce qu’ils sont, on comprend l’inquiétude à la vue de ces photos. Ce sont les images d’un pays où la culture est un peu différente, d’un pays en guerre avec les pays frontaliers. Ce n’est pas la France, on n’y vit pas de la même manière. Vous êtes face à des individus exploités. Ceux qui profitent de l’utilisation de ces papiers, ce ne sont pas eux. Eux reçoivent les miettes. Eux n’ont que le droit de se taire et de travailler toujours plus. Ce sont des pions interchangeables qui sont victimes du système, des victimes fuyant la misère. La peine requise n’a pas de sens par rapport à leur situation. Il n’est pas nécessaire de les enfermer davantage qu’ils ne le sont déjà.

Il demande une peine symbolique.

Son indignation ne trouble pas le tribunal, qui dépasse très largement les réquisitions en les condamnant à un an d’emprisonnement et les maintient en détention.

« La seule difficulté, ce sont les déclarations du prévenu »

« La seule difficulté, ce sont les déclarations du prévenu »

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, février 2021.

Ahmed A., presque trente ans, comparaît pour trafic de stupéfiants. Il est arrivé d’Algérie il y a sept mois et n’a pas de papiers. Sa présence sur le territoire semble contrarier le président, qui s’adresse brutalement à l’interprète :

— Ses projets, c’était quoi, puisqu’il a femme et enfant en Algérie ?

Sans attendre la réponse, il passe au récapitulatif des faits, qui ont été reconnus par le prévenu : Ahmed A. a été arrêté lors d’une descente de police sur un lieu de deal. À l’arrivée des policiers, il a fui dans les escaliers de l’immeuble. Quand ils le rattrapent, ils trouvent sur lui 130 grammes d’herbe et 36 grammes de résine de cannabis, déjà conditionnée, ainsi qu’une liasse de 900 €.

Les explications que le prévenu a données en garde à vue sont résumées d’un air las par le président :

— Une personne, membre d’une organisation criminelle, serait venue le chercher dans le squat pour l’obliger à vendre. Il a une dette : on l’héberge mais il doit rembourser en contrepartie.

Il lève la tête et commente, acide :

— Il vend mais ça ne lui rapporte rien ? Il n’en a donc tiré aucun bénéfice ? Pourquoi a-t-il accepté cela ?

— C’est eux qui m’ont fait travailler de force ! Depuis que je suis entré en squat, je suis obligé de travailler.

Le président, très au courant :

— Par définition, un squat, ça n’appartient à personne. Pourquoi le faire payer ?

Ahmed A. réaffirme avoir été contraint. Mais on entend mal ce que traduit l’interprète à cause de son masque. Elle-même explique qu’elle ne comprend pas bien ce que le prévenu lui dit.

Mais l’audience suit imperturbablement son cours. Le procureur commence ses réquisitions en déclarant que « les faits sont d’une extrême simplicité » :

— La seule difficulté, ce sont les déclarations du prévenu. Il dit avoir été contraint par des individus à vendre de la drogue. Il se serait laissé interpeller volontairement pour mettre fin à ce travail forcé. Mais on a quelques difficultés à le croire. En effet, il s’est enfui et a tenté de jeter le sac. Il prétend également qu’il a travaillé au noir quelques jours par semaine dans la peinture, mais on n’a aucun élément de preuve. Il n’a pas de titre de séjour, il n’est pas du tout inséré, il n’a aucun projet.

Il demande six mois de prison dont trois mois avec sursis simple, le maintien en détention, et une interdiction du territoire français de dix ans.

L’avocat de la défense n’entend pas laisser balayer les déclarations d’Ahmed d’un revers de main :

— Il ne cesse de répéter : « Je suis content d’avoir été arrêté, ils m’ont forcé à faire cela. » Il n’a jamais voulu faire ça, il n’a aucun antécédent. On lui a menti en lui disant qu’il allait décharger des camions de légumes, et on l’a contraint à vendre de la drogue. Il était réveillé tous les matins à coups de taser avec son copain. Il était étroitement surveillé. Et ceux qui ne voulaient pas faire le travail étaient enfermés dans des caves. C’est de la contrainte ! Je demande la relaxe de monsieur A.

Il est déclaré coupable : condamné à six mois dont trois avec sursis simple, il est maintenu en prison. Le tribunal ordonne aussi son interdiction du territoire français pendant trois ans et la confiscation des sommes saisies. Ahmed A. sort la tête basse.