French correction (la guerre à la drogue version française)

French correction (la guerre à la drogue version française)

 
Cinquante ans après la loi de 1970 qui criminalise l’usage privé de stupéfiant, la France possède l’une des législations antidrogue les plus répressives d’Europe. À défaut de réduire la consommation comme elle prétend le faire, elle envoie surtout en prison des jeunes vendeurs racisés, souvent étrangers, pour des quantités dérisoires de cannabis.
 
+ la chronique musicale sur le complexe carcéro-industriel états-unien de Manu Makak, ex-taulier de Black Mirror.
Ressources évoquées dans l’émission :
Didier Fassin, La Force de l’ordre, 2011, Seuil
Mathieu Rigouste, L’Ennemi intérieur, 2011, La Découverte ; Les Marchands de peur, 2013, Libertalia
ASUD (Auto-support des usagers de drogues) : http://www.asud.org/ et notamment son documentaire sur le mur de la honte : https://www.youtube.com/watch?v=xUut6TYiWkQ

Pas un pli

Pas un pli

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, novembre 2023

Brahim T., 60 ans, l’air épuisé, comparaît pour acquisition, possession et détention d’héroïne et de cocaïne en récidive, ainsi que pour avoir détenu des cartouches de 9 mm. La présidente se tourne vers lui :

— J’ai indiqué à votre avocat que j’avais eu le dossier très tard et que je n’avais pas pu en prendre connaissance. Il m’a signalé qu’il demandait un renvoi. Êtes-vous d’accord avec cette demande ?

Le prévenu hoche la tête, elle enchaîne :

— Le tribunal va se poser la question de votre sort et décider si vous allez attendre votre procès en prison.

N’échappent à la détention provisoire que les prévenu·es que le tribunal juge dignes de confiance – comprendre ceux et celles disposant d’un logement et surtout d’un travail.

— Vous êtes domicilié au CCAS du quartier Bonnefoy, vous avez trois enfants, dont un de moins de 9 ans. Il vit avec sa mère ?

— Oui.

— Vous les voyez ?

— Oui.

— Où ?

— À Nanterre.

— Comment vous faites ?

— Je vais à paris.

— Ah bon ? Et quelles sont vos ressources ?

— Quand je suis sorti de prison, je…

— C’était quand ?

— En octobre 2022.

— Effectivement vous avez été condamné en 2016 à 6 ans de prison pour importation de cocaïne et d’héroïne depuis l’Espagne. Puis en novembre 2021 à 18 mois pour une nouvelle affaire de stupéfiants. Qu’est-ce que vous faites depuis votre libération ?

— Je travaille.

— Légalement ?

— Oui !

— Vous avez des contrats de travail ?

— Non.

— Du travail non déclaré, donc.

La présidente résume :

— Vous sortez de prison, votre domicile est incertain, vous n’avez pas de travail déclaré, vous êtes sans ressources. À part ce que je viens de dire – et qui n’est pas très positif –, qu’est-ce que vous voulez dire au tribunal ?

— Je regrette, je…

— Ce n’est pas le débat aujourd’hui, monsieur. Si vous n’avez rien à ajouter sur votre situation, la parole est à monsieur le procureur pour ses réquisitions.

Pour le dit procureur, ça ne fait pas un pli : sorti de prison récemment et dans une situation de grande précarité, le prévenu doit être incarcéré en attendant son procès. L’avocat de la défense ne trouve rien à ajouter et s’en remet à la décision du tribunal.

Après une délibération éclair, Brahim T. est envoyé en détention provisoire. Son avocat reprend alors la parole pour signaler « qu’il y a une difficulté avec la prison de Seysses ». Le prévenu commence à expliquer qu’il a eu des problème pendant sa précédente peine de prison, mais il se fait rapidement couper la parole par la présidente :

— Bon, je vais mettre « Ne souhaite pas aller à Seysses ». [À mi-voix] Où est-ce que je peux l’écrire ? Bof, je vais le mettre sur la notice. [Au prévenu] Ce qui ne vous empêche pas de le signaler à l’administration pénitentiaire quand vous arrivez, hein. [À l’huissier] On peut prendre un autre dossier.

Burn-out

Burn-out

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, décembre 2023

Jean T. comparait pour transport, offre et cession de stupéfiants. Lors d’un contrôle routier, les gendarmes ont senti l’odeur du cannabis. Dans la voiture, il y avait 92 g d’herbe de cannabis, 191 g de résine, 45 capsules de cocaïne et 1 260 € d’argent liquide.

— Vous étiez chargé de livrer la marchandise.

Dans le public, des lycéen·nes sont venu·es assister à l’audience avec leur professeure. Alors, pédagogue, la présidente ajoute :

— Dans le jargon, on appelle ça un « Ubershit ». [Elle s’adresse à nouveau au prévenu] À 70 € le gramme de cocaïne, vous avez déjà une sérieuse dette sur votre tête. Les trafiquants vous recherchent déjà, ils ne vont pas vous laisser partir comme ça ! À cela va s’ajouter l’ardoise judiciaire.

En garde à vue, le prévenu a expliqué qu’il remplaçait exceptionnellement un de ses amis. Le procureur le toise :

— Savez-vous quelle peine vous encourrez pour ces infractions ?

Jean T. bafouille qu’il ne sait pas trop, mais qu’il risque sans doute de la prison.

— Dix ans, monsieur ! Dix ans de prison.

Le jeune public s’ébahit. La présidente se dit que c’est le bon moment pour une leçon d’éducation civique :

— J’en profite pour faire un rappel : le Parlement vote les lois et les tribunaux les appliquent.

Elle passe ensuite à ce que la Justice appelle les éléments de personnalité : l’enquête sociale rapide et le casier judiciaire. Sur ce dernier, il y a deux condamnations : menaces et harcèlement sur conjoint en 2020, violences sur conjoint en 2023. Le prévenu a un BTS et un diplôme de technicien d’usinage. Il enchaîne les missions d’intérim dans les travaux publics partout en France. La présidente commente :

— Ce n’est pas une situation catastrophique, très loin de là ! Mais bien sûr, dans le trafic de stupéfiants, il s’agit seulement d’aller d’un point A à un point B. On peut faire la grasse matinée, traîner avec ses copains. Ce n’est pas un travail où on risque le burn-out !

Dans ses réquisitions, le procureur se plaint de devoir répéter à chaque audience les mêmes choses sur le trafic de drogue :

— Je ne voudrais pas tenir de propos désobligeants sur nos concitoyens, mais c’est à croire qu’ils ne veulent pas comprendre !

Pour bien faire passer le message, il demande 6 mois de bracelet électronique et 6 mois de sursis probatoire.

L’avocate tient à faire comprendre qu’il vaut mieux que les prévenus habituels :

— Monsieur T. est le pied nickelé du trafic de stupéfiants ! Il avait même laissé la drogue en vue sur la plage arrière. Lors du contrôle, la police a eu à peine le temps de dire bonjour avant qu’il reconnaisse les faits. Il a aussi tout de suite donné les codes de son téléphone, parce qu’il n’a rien à se reprocher – contrairement aux vraistrafiquants, qui refusent de les donner.

Elle insiste sur le fait qu’il travaille sans arrêt :

— Il travaille tellement qu’il a des problèmes de vertèbres ! Mais un imprévu sur son véhicule lui a coûté 2 500 €. Un ami lui a dit : « Quelqu’un doit le faire sinon je vais avoir des ennuis. » Sur le moment il a vu l’occasion de sortir de l’ornière.

L’avocate explique ensuite qu’un bracelet électronique le fixerait autour de Rodez et qu’il n’y a pas assez de travail pour lui là-bas :

— Il se retrouverait à la charge de ses parents sans pouvoir participer aux dépenses du foyer.

Après en avoir délibéré, le tribunal condamne Jean T. à dix mois de prison, assorti d’une interdiction de séjourner en Haute-Garonne pendant deux ans. L’air bonhomme, la présidente lui explique que le juge de l’application des peines de Rodez le contactera pour l’aménagement. Négligeant de lui dire que, la peine étant supérieure à six mois, il n’échappera pas au bracelet ou à la semi-liberté.