Rennes, chambre des comparutions immédiates, août 2020
Kevin A. et Romain C. comparaissent pour enlèvement et séquestration. Envoyés par un fournisseur pour mettre un coup de pression à deux jeunes revendeurs de drogue qui lui devaient de l’argent, ils les ont contraints à monter dans leur voiture en les menaçant avec un cutter. Après avoir roulé un quart d’heure, ils ont fini par aller se garer dans un parking. Comme ils n’avaient pas pensé à retirer leurs téléphones à leurs passagers, le plus jeune a immédiatement prévenu sa mère par SMS, qui a alerté la police, laquelle est intervenue cinq minutes plus tard.
Après avoir rappelé brièvement les faits, la présidente interroge successivement les deux prévenus. Le menton volontaire, les bras croisés, Romain C., 22 ans, n’est pas coopératif : il n’a « rien à dire » au tribunal, et il est visiblement déterminé à ne donner aucune information. Son attitude agace les magistrats qui n’aiment pas tant qu’on ne les prenne pas au sérieux – « Monsieur C., à plusieurs reprises je vous vois sourire. Vous n’avez pas conscience de la gravité de ce moment ? ».
Kevin A., 25 ans, adopte une attitude toute différente : la tête baissée, le dos un peu voûté, il est l’image même de la contrition.
— On m’a demandé d’emmener Romain. Je ne suis que le conducteur.
— Pourquoi êtes-vous sorti de la voiture, si vous n’êtes que le conducteur ? Est-ce que vous n’essayez pas d’arranger un tout petit peu la réalité pour vous en sortir mieux ? Sachant que ce n’est pas une bonne manière de faire que de prendre les juges pour des cons.
— Je l’ai fait parce que j’ai eu peur de Romain C.
Dans le box, Romain C. se tourne vers lui d’un air stupéfait.
— Pourquoi y être allé alors ?
— Parce qu’il m’a menacé.
— Vous avez des éléments pour accréditer ça ? Parce que vos textos, reproduits dans le dossier, montrent que vous êtes très engagé dans l’affaire.
Romain C. découvre avec indignation que la ligne de défense de Kevin A. prétend le sacrifier ; la contre-attaque ne tarde pas :
— Il y avait un message que j’ai supprimé pour ne pas l’enfoncer : c’est lui qui a suggéré d’aller plutôt chez les parents [des deux revendeurs] pour récupérer plus d’argent. J’ai refusé. Monsieur A. est aussi mouillé que moi.
Mais Romain C. ne se défera pas si facilement du personnage auquel on est en train de l’assimiler et chacune de ses réponses semble creuser le fossé qui le sépare de ses juges.
Certes il a bien fait un CAP de boucherie, mais il l’a interrompu en cours, « parce que travailler 70 h par semaine pour 800 €, ça ne va pas ». L’argument touche assez peu la présidente, qui s’étonne qu’il n’ait pas simplement changé de patron – l’intéressé signale à la magistrate que c’est tout de même plus facile à dire qu’à faire.
Par ailleurs, Romain C. a déjà fait quelques mois de prison après la révocation d’un sursis probatoire auquel il a été condamné il y a quelques années pour vente de stupéfiants : sa convocation au service pénitentiaire d’insertion et de probation était arrivée à une adresse dont sa mère et lui s’étaient fait expulser. Tous les deux vivaient dans la rue à cette période. Là encore la difficulté échappe à la présidente, qui ne voit pas bien ce qui l’empêchait de prévenir le juge de l’application des peines de son changement de situation. Romain C. se crispe et répète :
— On venait de se faire virer de la maison avec ma mère. Ce n’était pas facile !
Chevaleresque, le procureur intervient :
— Baissez d’un ton ! C’est quand même pas très compliqué de dire à un juge ce qui se passait.
Pour apporter la dernière touche au portrait de Romain C., la présidente pose de nombreuses questions à propos d’un appartement qu’il louait dans une petite ville à la périphérie de Rennes l’année précédente. Personne ne voit trop bien où elle veut en venir – Romain C. pas plus que les autres – jusqu’à ce qu’elle lâche :
— Vous comprenez bien qu’on vous pose ces questions parce qu’on se demande si votre appartement n’est pas un lieu de trafic. Comment le payiez-vous ?
Dans le box, Romain C., interloqué, ouvre des yeux immenses :
— Ben, avec le CAP !
Elle, d’un air de quelqu’un à qui on ne la fait pas – mais à la grande stupéfaction d’un public visiblement plus habitué qu’elle à un train de vie modeste :
— Comment le CAP pourrait suffire à payer un appartement ?
— 800 €, ça suffit largement !
Sentant que la discussion lui échappe, la présidente n’insiste pas, et se tourne vers Kevin A.
Électricien, titulaire d’un bac pro, il a toujours fait de l’intérim. La magistrate lit à mi-voix une déclaration de sa mère : « Très influençable… toujours gentil… Hum, pas mature mais pas méchant. » Vous vous rendez compte que si on n’achète pas votre version du garçon immature et influençable, vous allez être en difficulté ?
Si la présidente n’est pas prête à acheter, le procureur, lui, est preneur. L’affaire est entendue, il se lève et ne manque pas de mettre en scène un aussi heureux contraste entre les prévenus :
— La personnalité de Romain C. est plus inquiétante que celle de Kevin A., chacun l’aura noté. Il est difficile à cerner, cela signale une dangerosité. Ses remords ne convainquent pas. Ça dénote un manque d’empathie ; à aucun moment il n’a fait primer son humanité sur l’appât du gain. Il ne recule devant rien pour récupérer l’argent. Il n’a pas de remords non plus à y mêler Monsieur A., qui l’a fait pour faire plaisir, parce que c’est son ami.
Il ajoute faussement dubitatif :
— Je ne sais pas si cette amitié est réciproque.
Il réclame pour Romain C. seize mois d’emprisonnement, quatre mois de sursis probatoire et le maintien en détention. Pour Kevin A., considérant qu’il « n’est pas à l’initiative » et « ne présente pas la même dangerosité pour la société », il demande douze mois et huit mois de sursis probatoire, à effectuer à domicile avec bracelet électronique.
L’avocate de Kevin A. boit du petit lait. Le procureur adhère pleinement au récit qu’elle donne des événements : son client ne peut être que l’« exécutant » d’un plan échafaudé par Romain C.
— Je ne vais pas vous plaider que mon client est une victime, mais tout de même ! Je pense que chez Monsieur A. il y a énormément d’immaturité. Il n’a jamais eu beaucoup d’amis, il a toujours été en surpoids, il a toujours subi des moqueries. Romain C. a été gentil avec lui. Pour la première fois, on s’intéresse à lui. Quand Monsieur A. a fait son AVC, personne n’est venu le voir à l’hôpital, sauf, comme par hasard, Romain C. Monsieur A. n’a plus eu le cœur de rien lui refuser. Il croit que c’est parce qu’il est intéressant, mais non, c’est parce qu’il a une voiture et le permis.
Dans la dernière plaidoirie de la séance, l’avocate de Romain C. tente de faire revenir tout le monde sur terre et de contrecarrer le portrait de son client en « leader maximus ».
— C’est un jeune homme à fleur de peau, à vif. Ça n’en fait pas cette personnalité inquiétante qui a pu être décrite. Et ce n’est pas parce qu’il a abandonné une formation qu’il ne fera jamais rien de sa vie, comme le parquet a pu le dire.
Après avoir délibéré, le tribunal revient et annonce la sentence : les deux prévenus sont condamnés à la même peine, douze mois de prison ferme et six mois de sursis probatoire. Kevin purgera sa peine à domicile, mais – la présidente tient à le préciser – c’est uniquement parce qu’il a eu des problèmes graves avec ses codétenus pendant sa détention provisoire, et non pas parce que le tribunal aurait avalé le scénario élaboré avec son avocate.