Justice d’abattage pour les révolté⋅es
Pour réprimer les mouvements sociaux, le gouvernement dispose d’un outil judiciaire particulièrement efficace : la comparution immédiate (CI). Cette procédure rapide permet aux procureur⋅es de faire juger une personne tout de suite après sa garde à vue. D’abord prévue pour être utilisée exceptionnellement parce qu’elle porte gravement atteinte aux droits de la défense, elle se généralise à la fin du XXe siècle (sur cette généralisation, lire notre histoire des comparutions immédiates, partie 1 et partie 2). La justice y recourt habituellement pour les prévenu⋅es qu’elle juge inquiétants, celles et ceux qui ont un casier judiciaire, ou bien qui, selon elle, risquent de partir en cavale faute d’être retenu⋅es par un travail, une famille ou un logement fixe (c’est-à-dire faute de « garanties de représentation », selon l’expression de l’institution). Mais dans les contextes de mouvements sociaux, la CI peut être utilisée bien plus largement. À cet égard, la répression judiciaire des soulèvements de 2005 constitue un précédent important.
Le 27 octobre 2005, Zyed Benna et Bouna Traoré trouvent la mort à Clichy-sous-Bois en voulant échapper à la police. C’est le début d’un véritable soulèvement des quartiers populaires en France. S’ensuivent vingt-deux jours de révolte, qui font l’objet d’une surenchère politique et médiatique célébrant la réactivité de l’appareil répressif. Le ministre de la Justice Pascal Clément communique tous les jours sur le traitement judiciaire des émeutiers. Le 9 novembre, en visite au tribunal d’Évry, il demande aux magistrat⋅es de recourir à la comparution immédiate, mais surtout d’avoir une « politique de communication dynamique » :
« Je souhaite que les décisions les plus emblématiques, soit parce qu’elles sont sévères, soit parce qu’elles concernent des faits qui ont marqué nos concitoyens, soient systématiquement portées à la connaissance des médias et des élus. »
Le 14 novembre, il se vante dans une conférence de presse : 622 personnes ont été jugées en comparution immédiate ou le seront prochainement. En quinze jours, le tribunal de Bobigny en juge 115 à lui seul. Contrairement à ce qui est assené par le gouvernement depuis le début du mouvement, la plupart des prévenu.es n’ont aucun antécédent judiciaire, ils disposent d’un logement, parfois d’un travail, ils ont une famille — autant d’éléments censés normalement leur épargner la comparution immédiate, et à plus forte raison l’incarcération. Pourtant, le 23 novembre, sur l’ensemble du territoire, 422 personnes ont été condamnées à des peines de prison ferme, généralement entre six mois et un an.
En novembre 2005, la procédure de comparution immédiate démontre ainsi sa capacité à réprimer massivement, en temps réel, un mouvement social, tout en permettant au gouvernement de communiquer sur sa fermeté. Et une fois cette capacité bien établie, il s’agira par la suite de la mettre en œuvre dans de nouveaux contextes : luttes contre le « contrat première embauche » (CPE) dès l’année suivante, contre la « loi travail » en 2016, mouvement d’occupation des places Nuit debout la même année, à chaque mouvement social, le ministre transmet des consignes aux procureur⋅es, qui sont ses subordonné⋅es. Par le biais de circulaires, il leur demande d’utiliser la comparution immédiate pour une répression ferme. Le traitement judiciaire du mouvement des « gilets jaunes », entre novembre 2018 et fin 2019, en est un exemple marquant. Selon le bilan de la chancellerie, 3 100 « gilets jaunes » ont été condamné⋅es, dont un millier à des peines de quelques mois à trois ans de prison ferme. La procédure de comparution immédiate y a pris une bonne part.
En 2023, deux importants mouvements sociaux ont agité le pays : la lutte contre la réforme des retraites et les soulèvements des quartiers populaires après la mort de Nahel Merzouk. Si, dans les deux cas, la procédure de comparution immédiate a été mobilisée, le nombre de personnes à y avoir été envoyées et le taux d’incarcération sont très différents.
Le 16 mars, après deux mois d’importantes mobilisations contre le report de l’âge légal de départ à la retraite, le gouvernement décide de le faire passer en force en activant l’article 49.3 de la Constitution. Deux jours plus tard, le ministre de la Justice adresse une dépêche à ses procureur⋅es, les appelant à la fermeté. En un mois, plus d’une centaine de manifestant⋅es sont poursuivi⋅es devant les chambres de comparution immédiate. Si le recours à cette procédure expéditive est en soi une violence judiciaire, la plupart de ces manifestant⋅es échappent à l’incarcération. Certain⋅es magistrat⋅es ont tenu à s’en expliquer : à Toulouse par exemple, après le procès de cinq manifestant⋅es, la présidente a justifié les peines avec sursis par « le très bon profil » des prévenu⋅es : logement, insertion professionnelle ou études… (Lire Les manifestant⋅es contre la réforme des retraites en comparution immédiate, sur LaSellette.org.)
Le 27 juin 2023, Nahel Merzouk, 17 ans, est tué par la police au cours d’un contrôle routier. Le soir même, les quartiers populaires de plusieurs villes de France se soulèvent. Plus de 40 000 membres des forces de l’ordre sont déployés, dont des unités d’élite (BRI, RAID, GIGN).
Trois jours plus tard, Éric Dupond-Moretti, ministre de la Justice, diffuse une circulaire aux services du parquet demandant classiquement une réponse pénale rapide, ferme et systématique à l’encontre des révolté.es. Comme en 2005, il demande aux procureur⋅es de communiquer sur la répression : « Il est en effet important que soit connue la réponse de la Justice à des faits que nos concitoyens considèrent comme des atteintes graves à leur sécurité et qui leur causent parfois des dommages très lourds dans leur cadre de vie quotidien. » Plusieurs procureur⋅es vantent donc l’efficacité de leurs services sur les réseaux sociaux et l’ensemble de la presse diffuse tous les jours les chiffres d’arrestations et d’incarcérations fournis par les ministères de l’Intérieur et de la Justice.
La circulaire demande aussi aux tribunaux d’ouvrir de nouvelles salles d’audience pour pouvoir juger — y compris le week-end — les très nombreuses personnes arrêtées depuis la mort du jeune homme. Le message est passé. À Grenoble, par exemple, deux audiences de comparutions immédiates sont ouvertes le dimanche 2 juillet pour juger une trentaine de personnes jusqu’après minuit.
Quelques jours après l’envoi de cette circulaire, Dupond-Moretti se félicite devant l’Assemblée nationale de l’obéissance des procureur⋅es : « Je dois dire que l’encre de la circulaire était à peine sèche que déjà les procureurs la mettaient en œuvre et je veux ici de manière solennelle leur rendre hommage parce qu’ils ont été au rendez-vous de la justice. »
Il tient aussi à féliciter les juges, qui, pourtant, ne sont pas sous son autorité hiérarchique, contrairement aux procureur.es : « De la même façon, je veux rendre hommage aux magistrats du siège et aux greffiers qui pendant des heures et des heures ont répondu à ces exactions insupportables. […] Bien naturellement, la justice a été au rendez-vous de la fermeté que j’appelais de mes vœux. »
De fait, le 5 juillet, le ministère de la Justice annonçait avoir fait incarcérer 448 personnes sur les 585 passées en CI.
Pourtant — comme en 2005 —, la plupart des personnes jugées avaient un casier vierge et des garanties de représentation, ainsi que l’ont rapporté de nombreux témoins de ces audiences (par exemple Salle 5, à Grenoble, Rafik Chekkat, à Marseille, dans ce fil Twitter, ou Mediapart).
Autrement dit, leur profil judiciaire n’est pas si éloigné de celui des manifestant⋅es contre la réforme des retraites. Mais la distance sociale qui les sépare des gens de justice est bien plus grande :
Yamadou a un casier judiciaire vierge et il travaille. Il a arrêté ses études en seconde. « C’est dur de s’en sortir de là d’où je viens », tente-t-il d’expliquer. Une juge le coupe sèchement : « La première des choses, quand on veut s’insérer, c’est d’avoir des diplômes ! » Rarement planètes ont paru aussi éloignées. (Aux comparutions immédiates : « Bêtement, j’ai pris le mortier. Je voulais l’allumer, comme je l’avais jamais fait », Mediapart.)
Au-delà des propos tenus à l’audience, l’ignorance et le mépris des magistrat⋅es se mesure à la sévérité des peines prononcées, également influencées par la volonté de faire des exemples dans un contexte perçu comme critique :
Le procureur réclame une peine de huit mois de prison, avec mandat de dépôt, « au vu du contexte », « de la gravité des faits » et « pour dissuader les autres ». (Aux comparutions immédiates : « Bêtement, j’ai pris le mortier. Je voulais l’allumer, comme je l’avais jamais fait », Mediapart.)
La brutalité de de la répression judiciaire est au diapason de la réprobation quasi unanime que suscite ce soulèvement. Une large part de la classe politique a exprimé son dégoût, et bien souvent son racisme en parlant des « émeutiers ». Le président des Républicains, Éric Ciotti, demande une « réponse pénale implacable » : « Il faut des incarcérations quasi systématiques, des comparutions immédiates, que ces barbares soient mis hors d’état de nuire. » (Éric Ciotti estime qu’un « cap a été passé » dans un climat de « guérilla urbaine », Les Échos). Très à l’aise dans cette ambiance, le président du groupe LR au Sénat, Bruno Retailleau, déclare sur France info le 5 juillet : « Certes, ce sont des Français, mais ce sont des Français par leur identité. Malheureusement, pour la deuxième, la troisième génération, il y a comme une sorte de régression vers les origines ethniques. » (Après les émeutes urbaines, l’inquiétante dérive de la droite républicaine, Le Monde)
La pression policière sur l’institution judiciaire a elle aussi été considérable : Alliance Police nationale, syndicat majoritaire, produit une série de tracts exigeant le respect de la présomption d’innocence pour le meurtrier de Nahel Merzouk et une « réponse pénale à la hauteur de la situation insurrectionnelle » pour les « nuisibles » et les « hordes sauvages ». La rhétorique martiale est assumée : « Aujourd’hui, les policiers sont au combat, car nous sommes en guerre. »
Le personnel judiciaire a enchaîné les heures supplémentaires pour faire face « à cette charge temporairement accrue d’activité » — pour reprendre l’expression pudique du garde des Sceaux. Certain⋅es se sont d’ailleurs félicité⋅es dans la presse de cette grande souplesse, à l’instar du procureur de Créteil : « Tout le monde s’est très vite porté volontaire, on a mis en place un système de brigades. En une heure, treize magistrats, soit un tiers du parquet, répondaient présent » (Face aux émeutes, la justice a dû s’adapter dans l’urgence pour répondre à l’afflux des dossiers à traiter, Le Monde).
D’autres sont allés encore plus loin : adhérant à l’idée d’une république en péril, FO Justice a proposé de suspendre la grève des greffiers « dans le but de faire respecter le droit et la démocratie » :
Le pays a besoin aujourd’hui d’apaisement et d’un retour à l’ordre républicain qui ne peut se faire sans la mobilisation de l’ensemble des personnels du ministère de la Justice sur le terrain. (Communiqué Contexte actuel et responsabilité.)
Une fois de plus, la comparution immédiate a montré sa capacité à juger et incarcérer des centaines de personnes en quelques jours lorsque le gouvernement l’estime nécessaire. Les magistrats se tournent déjà vers l’avenir. Le procureur de Bobigny voit cet épisode comme un galop d’essai réussi : « Ces jours de violences ont, en tout cas, été une sorte de test grandeur nature à un an des Jeux olympiques qui auront lieu à Paris à l’été 2024. »