« Enquête sociale rapide » : personnaliser la peine et emprisonner les plus pauvres

« Enquête sociale rapide » : personnaliser la peine et emprisonner les plus pauvres

Naissance de l’enquête sociale rapide (ESR)

Les premières enquêtes sociales rapides ont été mises en place à la fin des années 1970, sous l’influence d’un mouvement appelé la Défense sociale nouvelle, qui insistait sur la nécessité de prendre en compte la personnalité de l’auteur de l’infraction pour individualiser la peine, à l’inverse d’un système dit rétributif, qui appliquerait de manière mécanique des peines à une infraction, sans tenir compte des circonstances, notamment de la personnalité de son auteur (par exemple, un vol entraîne telle peine, point final). 

Ces enquêtes avaient pour objectif affiché de réduire le nombre et la durée des placements en détention provisoire : en donnant au tribunal des informations vérifiées sur les prévenu⋅es, elles devaient permettre au magistrat d’envisager plus facilement de laisser celles et ceux-ci en liberté avant leur procès, pour peu qu’ils aient un travail et un logement [1]Ce que les gens de justice appellent les « garanties de représentations », c’est-à-dire tout ce qui faire penser que le ou la prévenue se présentera à la convocation judiciaire plutôt que … Continuer la lecture

À l’origine, le recours aux enquêtes sociales rapides étaient loin d’être systématique : le parquet ordonnait une ESR quand il jugeait nécessaire d’avoir un complément d’information sur le ou la prévenue. Les ESR, prises en charge par des associations [2]La plus ancienne et la plus importante est l’Association de politique criminelle appliquée et de réinsertion sociale (APCARS), qui travaille en région parisienne., ont depuis été imposées dans de plus en plus de cas et en 2004, dans le cadre de la loi dite Perben 2, elles ont été rendues obligatoires en comparution immédiate. 

L’ESR en pratique

Menée au palais de justice, dans le dépôt de police — communément appelé « les geôles » —, l’ESR consiste en un entretien d’une vingtaine de minutes suivant un formulaire préétabli. Il en existe plusieurs types, mais dans les grandes lignes les questionnaires portent toujours sur les mêmes éléments : état civil, conditions d’habitation, situation familiale (fratrie, parents, conjoint⋅e, enfant, séparation), formation, situation professionnelle et matérielle (allocations, permis de conduire, dettes), problèmes de santé et d’addiction et situation judiciaire. 

Après les vingt minutes d’entretien, l’enquêteur ou l’enquêtrice essayer de vérifier et de compléter les informations auprès de tiers : famille, employeur, curateurs, médecins, travailleurs sociaux, etc. 

Le temps consacré aux diverses vérifications est assez bref, entre trente minutes et une heure d’après l’APCARS, parce que les ESR sont prises dans l’urgence de la comparution immédiate et sans doute aussi parce que ces enquêtes ne sont payées que 70 €. 

Ces conditions de travail ne permettent pas de faire correctement ces vérifications. Au-delà de la bonne volonté de l’enquêteur, plusieurs difficultés pratiques peuvent se poser : 

— personne ne sort avec contrat de travail, justificatifs de domicile, ou carnet de santé sur soi. 

— le ou la prévenue ne connaît pas forcément le numéro de téléphone des personnes qui pourraient confirmer ses propos, et son portable est gardé par les policiers du tribunal avec ses autres effets personnels dans ce qu’on appelle la fouille. 

— les personnes à contacter ne sont elles-mêmes pas nécessairement joignables dans le bref intervalle de temps consacré aux vérifications. 

Sans compter que, quand l’enquête sociale a lieu le week-end ou le soir, de nombreux professionnels ne sont pas disponibles. Ainsi on voit souvent écrit dans les ESR : « Compte tenu de l’heure de réalisation de l’enquête, le SPIP n’a pas pu être joint » ; ou bien « Le curateur n’a pas répondu à nos sollicitations » ; ou encore « La personne ne connaît pas le numéro de téléphone ». 

Malheureusement, quand les informations n’ont pas pu être vérifiées, il ne reste que les déclarations des prévenu⋅es. Et en comparution immédiate, on sait le peu de poids qu’elles ont. Voilà par exemple ce qu’en dit le président d’une chambre de comparution immédiate interrogé sur ce qu’il pense des ESR : 

Certains [prévenus] jouent les malades. En termes de maladies, j’ai eu des hépatites, des cancers… On essaie de savoir où ils sont suivis. En principe, c’est vérifié, ils en parlent au travailleur social, ils sont capables de dire l’hôpital et là l’enquêteur social appelle l’hôpital et ça permet de vérifier l’information. Ça, c’est très important pour nous quand c’est écrit « vérifié ». Quand c’est pas écrit, on se dit que c’est pas forcément vrai. […] Quand l’APCARS peut confirmer des déclarations de la personne, vraiment, c’est très important. Quand c’est pas vérifié… c’est pas bon. D’ailleurs, je leur demande : « Pourquoi vous n’avez pas souhaité qu’on appelle votre mère, votre sœur… pourquoi ? » Parfois, c’est parce qu’ils ne veulent pas qu’ils sachent ou qu’ils ne veulent pas qu’on parle d’eux [3]Sophie Dagouret, « L’incidence des enquêtes sociales rapides réalisées dans le cadre de la permanence d’orientation pénale (pop) sur le prononcé de la peine lors des comparutions … Continuer la lecture.

Présentés par les présidents successifs de l’APCARS, les objectifs des ESR sont grandioses : elles permettraient « d’étudier le parcours de l’individu, de donner du sens à son parcours, à son existence, de contextualiser une problématique délinquante et de dégager une problématique d’insertion ». 

Dans la pratique, c’est un peu moins formidable : bien sûr, vingt minutes d’enquête permettent difficilement de rassembler autre chose que des éléments purement factuels, relatifs à la situation familiale, sociale et économique du prévenu. 

D’autant plus que les enquêtes sont menées avec un questionnaire qui laisse peu de marge de manœuvre : 

Addiction à l’alcool : Oui / Non

Addiction à des produits stupéfiants : Oui / Non

Si oui, relation au produit/à l’alcool (conséquences au quotidien, raisons de la consommation)

…………………………………………………………………………………

On notera l’unique ligne laissée vide derrière une question pourtant difficile. 

Cette manière de faire permet de travailler plus vite et de remplir rapidement le questionnaire. En revanche, tout ce qui ne rentre pas dans la grille sera laissé de côté. Loin de singulariser une personne, les ESR tendent à dresser des portraits robots. Au vu des moyens donnés, on voit mal comment elles pourraient rendre compte de parcours complexes, alors même qu’en comparution immédiate, la plupart des prévenus ont des parcours complexes. 

Ainsi complété, le rapport est joint au dossier remis aux différent⋅es participant⋅es du procès président⋅e, procureur⋅se, avocat⋅es…) qui n’ont généralement que quelques minutes pour le consulter avant le début du procès… quand l’ESR n’est pas tout simplement apportée en cours de procès. 

En audience

Pendant les audiences de comparution immédiate, la présidence de chambre évoque toujours les ESR au même moment – quand elle daigne en parler : après avoir rappelé des faits, quand vient le moment de se pencher sur ce qu’on appelle de manière très abusive la « personnalité » du prévenu (laquelle se résume souvent à la lecture du casier judiciaire). Et ce qui frappe souvent, c’est le contraste entre les faits évoqués, qu’on imagine très difficiles, et la superficialité avec laquelle ils sont traités : 

L’auditeur de justice aborde avec application la situation personnelle du prévenu. Il n’y a qu’une condamnation sur le casier : deux mois d’emprisonnement avec sursis pour conduite sans permis.

L’enquête sociale rapide est comme toujours lapidaire :

— Vous avez le bac, vous êtes marié, avec 4 enfants qui ont entre 17 en 23 ans. Vous étiez manutentionnaire en Géorgie, vous n’avez jamais travaillé en France, vous êtes sans domicile fixe depuis votre arrivée.

Dernière précision — bien vague — du même ton appliqué :

— Votre enfance a été marquée par la guerre et la situation dans votre pays. Vous avez quelque chose à ajouter ?

— Je suis arrivé en France parce que c’est un pays stable, ordonné, où il y a la loi. Je regrette, je suis coupable.

« Pourquoi avoir refusé de faire ce test ? »

Les juges correctionnels disent apprécier les ESR [4]Jacques Faget, « Les enquêtes sociales rapides (évaluation nationale). La gestion humaniste de l’urgence judiciaire »., et y voient un supplément d’informations bienvenu dans des dossiers peu fournis. Pour autant, en audience, on se demande parfois si elles sont vraiment lues, et quand elles sont évoquées, elles sont souvent parcourues distraitement : 

La présidente lit d’une voix morne son casier judiciaire : trois mois de prison pour vente de stupéfiants ; vol aggravé ; violence à l’entrée d’un local administratif. Pour le reste — sa vie, ses projets, la personne qu’il est, toutes ces choses paraît-il nécessaires à la personnalisation de la peine —, on saura seulement qu’il travaille au noir dans le bâtiment et qu’il vit en squat. L’enquête de personnalité « ne révèle pas grand-chose », pour ne pas dire rien.

Dix minutes

Vraisemblablement suffisamment éclairé par ces précisions, le tribunal condamnera le prévenu à cinq mois d’emprisonnement pour maintien irrégulier sur le territoire français. 

Dans cet autre extrait, les « éléments de personnalité », lus d’un air morose par le président, sont un mélange hétéroclite d’informations biographiques superficiels et d’extraits de casier judiciaire : 

En France depuis 2018, Karim K. a arrêté sa scolarité en quatrième. Il est le seul à avoir un casier, qui comporte neuf mentions : vol, petits trafics, infraction sur la législation au séjour. En 2019, il a fait six mois de détention à la prison de Seysses pour avoir refusé de se soumettre au prélèvement ADN.

Il y avait pourtant bien des choses à dire, comme on s’en est rendu compte par la suite : 

Dernière formalité avant que les prévenus soient emmenés, le président remplit machinalement la notice qui doit être transmise à l’administration pénitentiaire : les prévenus ont-ils des problèmes de santé ? suivent-ils un traitement ? prennent-ils des médicaments ? ont-ils des addictions — cigarettes, alcool, drogue ?

Hamza M. ne déclare aucun problème. Ahmed B. explique avoir souvent mal au dos. Puis vient le tour de Karim K. de répondre aux questions sur ses antécédents psy — « Avez-vous déjà fait une tentative de suicide ? »

Le jeune homme répond sobrement :

— Oui. À Seysses.

Imperturbable, le président coche la case du formulaire — « Bien, je note la nécessité de vous faire voir un psy » — et clôt l’affaire.

Les prévenus sont emmenés. Ils attendront aux geôles du palais la fin des audiences avant d’être conduits à la maison d’arrêt de Seysses.

Faute avouée à demi pardonnée ?

Peut-être que cette tentative de suicide n’apparaissait pas dans l’enquête sociale rapide. Pourtant les informations sur la santé psychologique du prévenu sont censées en faire partie. Certes de manière lapidaire. Par exemple, il n’y a que deux lignes qui y sont consacrées dans le questionnaire utilisé à Toulouse : 

Problème de santé (physique ou mentale) : Oui/Non

Précisions : ……………………………………………………………………….

Une autre hypothèse demeure : la tentative de tentative était bien mentionnée mais le président a considéré qu’elle ne valait pas la peine d’être évoquée. 

Une mise en œuvre au détriment des plus fragiles

La seule chose que les magistrat·es semblent chercher dans une ESR, c’est un logement et un travail. Et c’est d’ailleurs la seule chose qui semble avoir un effet sur la peine. L’enquête sociale ne bénéficie donc qu’aux prévenu·es dans les situations les moins précaires, qui ont alors une chance de voir leur peine aménagée et de bénéficier d’une forme de bienveillance pénale. 

Mais en comparution immédiate, ça concerne évidemment très peu de prévenus. Pour tous les autres, les enquêtes sociales rapides ne serviront qu’à souligner leur « manque d’insertion sociale ». Et ce fameux mécanisme d’individualisation des peines conduira seulement à légitimer une répression plus sévère. 

Notes

Notes
1 Ce que les gens de justice appellent les « garanties de représentations », c’est-à-dire tout ce qui faire penser que le ou la prévenue se présentera à la convocation judiciaire plutôt que de partir en cavale.
2 La plus ancienne et la plus importante est l’Association de politique criminelle appliquée et de réinsertion sociale (APCARS), qui travaille en région parisienne.
3 Sophie Dagouret, « L’incidence des enquêtes sociales rapides réalisées dans le cadre de la permanence d’orientation pénale (pop) sur le prononcé de la peine lors des comparutions immédiates ».
4 Jacques Faget, « Les enquêtes sociales rapides (évaluation nationale). La gestion humaniste de l’urgence judiciaire ».
« L’enquête sociale rapide » en compa

« L’enquête sociale rapide » en compa

Ce mois-ci, on parle de l’enquête sociale rapide, c’est-à-dire l’entretien avec le ou la prévenue, qui est mené avant l’audience aux geôles du palais de Justice. Cet entretien dure une vingtaine de minutes et porte sur l’état civil, le logement, la famille, le travail, la santé. Les informations une fois vérifiées, ce rapport est transmis au tribunal.

Ces enquêtes ont pour objectif affiché de permettre aux juges de personnaliser la peine et, si possible, de réduire le nombre et la durée des placements en détention en fournissant des informations fiables au tribunal.

Dans les faits, ça ne marche si bien : la plupart du temps, les magistrats se contentent de lire distraitement – quand ils la lisent – une enquête faite à la va-vite.

Pire, pour la plupart des prévenu⋅es de comparution immédiate – qui n’ont pas de travail et/ou pas de logement –, ces enquêtes ne font que dessiner un profil que les magistrats jugeront inquiétant : ce fameux mécanisme d’individualisation des peines conduira seulement à légitimer une répression plus sévère.

On lira des morceaux de trois textes :

La Sellette anime une chronique radio tous les derniers vendredis du mois dans l’émission de l’Envolée. Vous pouvez écouter l’émission de novembre 2021 sur leur site.