Pas un pli

Pas un pli

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, novembre 2023

Brahim T., 60 ans, l’air épuisé, comparaît pour acquisition, possession et détention d’héroïne et de cocaïne en récidive, ainsi que pour avoir détenu des cartouches de 9 mm. La présidente se tourne vers lui :

— J’ai indiqué à votre avocat que j’avais eu le dossier très tard et que je n’avais pas pu en prendre connaissance. Il m’a signalé qu’il demandait un renvoi. Êtes-vous d’accord avec cette demande ?

Le prévenu hoche la tête, elle enchaîne :

— Le tribunal va se poser la question de votre sort et décider si vous allez attendre votre procès en prison.

N’échappent à la détention provisoire que les prévenu·es que le tribunal juge dignes de confiance – comprendre ceux et celles disposant d’un logement et surtout d’un travail.

— Vous êtes domicilié au CCAS du quartier Bonnefoy, vous avez trois enfants, dont un de moins de 9 ans. Il vit avec sa mère ?

— Oui.

— Vous les voyez ?

— Oui.

— Où ?

— À Nanterre.

— Comment vous faites ?

— Je vais à paris.

— Ah bon ? Et quelles sont vos ressources ?

— Quand je suis sorti de prison, je…

— C’était quand ?

— En octobre 2022.

— Effectivement vous avez été condamné en 2016 à 6 ans de prison pour importation de cocaïne et d’héroïne depuis l’Espagne. Puis en novembre 2021 à 18 mois pour une nouvelle affaire de stupéfiants. Qu’est-ce que vous faites depuis votre libération ?

— Je travaille.

— Légalement ?

— Oui !

— Vous avez des contrats de travail ?

— Non.

— Du travail non déclaré, donc.

La présidente résume :

— Vous sortez de prison, votre domicile est incertain, vous n’avez pas de travail déclaré, vous êtes sans ressources. À part ce que je viens de dire – et qui n’est pas très positif –, qu’est-ce que vous voulez dire au tribunal ?

— Je regrette, je…

— Ce n’est pas le débat aujourd’hui, monsieur. Si vous n’avez rien à ajouter sur votre situation, la parole est à monsieur le procureur pour ses réquisitions.

Pour le dit procureur, ça ne fait pas un pli : sorti de prison récemment et dans une situation de grande précarité, le prévenu doit être incarcéré en attendant son procès. L’avocat de la défense ne trouve rien à ajouter et s’en remet à la décision du tribunal.

Après une délibération éclair, Brahim T. est envoyé en détention provisoire. Son avocat reprend alors la parole pour signaler « qu’il y a une difficulté avec la prison de Seysses ». Le prévenu commence à expliquer qu’il a eu des problème pendant sa précédente peine de prison, mais il se fait rapidement couper la parole par la présidente :

— Bon, je vais mettre « Ne souhaite pas aller à Seysses ». [À mi-voix] Où est-ce que je peux l’écrire ? Bof, je vais le mettre sur la notice. [Au prévenu] Ce qui ne vous empêche pas de le signaler à l’administration pénitentiaire quand vous arrivez, hein. [À l’huissier] On peut prendre un autre dossier.

La prison pour préparer sa défense

La prison pour préparer sa défense

« Vous comparaissez selon la procédure de comparution immédiate, vous avez la possibilité d’être jugé tout de suite ou de solliciter un délai pour préparer votre défense. »

C’est la première question posée au prévenu en audience de comparution immédiate. Il ne peut être jugé immédiatement qu’avec son accord.

La possibilité de demander un délai pour être jugé existe depuis l’origine de cette procédure. Elle vient du fait que la loi a toujours prévu un délai minimum entre la citation en justice et l’audience, pour que la personne puisse préparer sa défense. Parce qu’elle peut intervenir le jour même ou trois jours après le déferrement, la comparution immédiate est une dérogation à ce principe [1]Dérogation qui dans les faits devient le principe étant donné le recours massif à cette procédure., raison pour laquelle la personne poursuivie a toujours pu refuser d’être jugée séance tenante.

La personne à qui l’on pose cette question a été privée de liberté pendant plusieurs jours. Elle vient de passer 24, 48 heures ou plus en garde à vue. Elle est peut-être même allée quelques jours en prison si le procureur a jugé impossible de la faire passer en audience le jour même. Elle n’a eu aucun contact avec ses proches, n’a pu se changer, a souvent mal dormi dans des locaux insalubres, et attend depuis plusieurs heures dans les geôles du palais de justice.

Elle peut vouloir être jugée immédiatement : elle s’estime injustement poursuivie, elle a envie d’en finir, d’être fixée. Elle peut aussi vouloir prendre le temps de se défendre, de connaître son dossier, de s’entretenir avec son avocat⋅e.

D’autant plus que la procédure de comparution immédiate ne ressemble plus beaucoup au tribunal des flagrants délits dont elle est l’héritière. Y étaient jugées des affaires simples, immédiatement après que l’infraction soit commise. Mais depuis quarante ans, les gouvernements successifs — de gauche comme de droite — n’ont eu de cesse d’élargir la possibilité de recours à cette procédure « exceptionnelle ». Il arrive maintenant qu’y soient jugés des dossiers complexes, volumineux, ayant faits l’objet d’une enquête longue de plusieurs mois et pour lesquels les prévenus peuvent encourir jusqu’à vingt ans de prison.

Quand on lui demande si elle veut être jugée maintenant ou plus tard, c’est la première fois que la personne poursuivie va pouvoir avoir une influence sur le cours des événements. Pourtant il n’est pas rare de voir qu’elle est surprise et qu’elle regarde son avocat⋅e d’un air perplexe. L’avocat⋅e n’a-t-il pas évoqué cette question aux geôles avec elle ? Est-il seulement allé la voir ? Certain⋅es avocat⋅es découvrent parfois leur client⋅e dans le box des prévenus.

La réponse à cette question est pourtant lourde de conséquences. En effet si la personne demande un délai pour préparer sa défense, une autre question va immédiatement se poser : sera-t-elle laissée libre jusqu’à l’audience ou sera-t-elle placée en détention provisoire ?

En théorie, un recours à la détention exceptionnel

À l’origine, la loi ne prévoyait aucune limite au recours à la détention préventive. Le code d’instruction criminelle de 1808 rendait même obligatoire la détention « du vagabond et du repris de justice » avant le jugement.

En 1863, quand la procédure de flagrant délit est inventée, il n’est plus obligatoire de les incarcérer. Toutefois la loi ne donne aucun critère pour déterminer qui, parmi ceux qui demandent un délai pour préparer leur défense, attendra son procès en prison. Mais le conseiller d’État Suin, qui défend la loi au Parlement, est très clair sur ses intentions :

« Si c’est un citoyen dans lequel le tribunal a confiance, si c’est un citoyen ayant domicile et établissement, si c’est un père de famille, on le mettra en liberté ; si c’est un vaurien, un vagabond, la justice le retiendra3. »

Cité par Th. Dérome, « Considération sur la loi relative à l’instruction des flagrants délits », Auguste DURAND, Paris, 1864.

En somme, aucune évolution depuis 1808 et « les vagabonds et repris de justice » s’ils demandent à préparer leur défense sont emprisonnés jusqu’à leur procès.

Même si elle est jugée inévitable, la détention provisoire fait l’objet de nombreuses critiques, notamment au vu de la surpopulation carcérale. Sur les bancs de l’Assemblée, chacun feint de vouloir la limiter et de mieux l’encadrer. Dans le nouveau code de procédure pénale de 1958, le législateur inscrit pour la première fois le principe selon lequel la détention préventive doit être l’exception et la liberté le principe.

Une telle déclaration n’a semble-t-il pas été suffisante pour réduire le nombre de placements en détention préventive. En 1970, le législateur intervient une nouvelle fois pour encadrer et limiter l’emprisonnement avant jugement : la détention, parce qu’elle est « exceptionnelle », doit être motivée. C’est-à-dire que le tribunal doit justifier sa nécessité au vu de certains objectifs.

En comparution immédiate, c’est principalement deux de ces objectifs qui vont être mobilisés : prévenir le risque de renouvellement de l’infraction et garantir la représentation en justice du prévenu. En d’autres termes, éviter que la personne commette un nouveau délit et s’assurer qu’elle viendra à son procès.

Par ailleurs, la loi de 1970, toujours dans le but affiché de réduire la détention provisoire, est venue offrir au juge une alternative entre la liberté et la détention, le contrôle judiciaire. La personne n’ira pas en prison, mais elle sera astreinte à certaines obligations et interdictions (pointage au commissariat, interdiction de paraître en certains lieux…) jusqu’à l’audience.

L’exigence de motivation de la décision est aussi renforcée : la détention qui n’est plus « préventive », mais « provisoire » ne peut plus être ordonnée que s’il s’avère qu’un contrôle judiciaire est insuffisant.

Depuis le législateur a multiplié les déclarations vertueuses avec l’objectif affiché de réduire le recours à la détention provisoire. Aujourd’hui, le tribunal n’est censé pouvoir placer quelqu’un⋅e en détention provisoire que « s’il est démontré, au regard des éléments précis et circonstanciés résultant de la procédure, qu’elle constitue l’unique moyen de parvenir à l’un ou plusieurs des objectifs prévus par la loi ».

En pratique, une détention qui demeure la règle

Dans les faits, en comparution immédiate, le tribunal ordonne le placement en détention provisoire de la plupart des personnes qui demandent un délai pour préparer leur défense. L’exemple ci-dessous est assez caractéristique :

« Auteur présumé d’un délit, Karim E. a refusé de se soumettre au contrôle des forces de l’ordre. « Dans un état d’ivresse manifeste », il a copieusement insulté les policiers et s’est défendu avec un couteau quand ils ont voulu l’embarquer. Il comparaît pour outrage et violence ayant entraîné deux et vingt-et-un jours d’ITT à deux policiers.

La présidente lui pose la question rituelle :

— Vous êtes jugé selon la procédure de comparution immédiate. Voulez-vous être jugés maintenant ou voulez-vous un délai pour préparer votre défense ?

Karim E. a des difficultés à répondre, il a l’air malade. Son avocate se lève à demi pour répondre à sa place qu’il demande un délai.

Reste à savoir si le prévenu doit être placé en détention provisoire en attendant son procès. Le principe proclamé par la loi est la liberté : théoriquement l’enfermement ne peut intervenir qu’à titre exceptionnel.

La présidente annonce que le tribunal va « examiner les éléments de sûreté », à savoir un portrait à la hache du prévenu : sans emploi, SDF, alcoolique, il était ferrailleur dans le bâtiment, mais n’a plus travaillé à la suite d’un accident du travail il y a quelques années ; il a depuis accumulé les mentions sur son casier : conduites sans assurance, conduites alcoolisées, consommation de stup.

C’est un cas d’école, le jeune procureur n’hésite pas une seconde :

— Je requiers le placement en détention provisoire pour prévenir le risque de réitération et pour s’assurer de sa présence à l’audience. »

Extrait de « Trois renvois »

La plupart du temps, il suffit que le prévenu ait un casier judiciaire pour que le procureur et le tribunal estiment qu’il y a un risque de renouvellement de l’infraction. Même si la Cour européenne des droits de l’homme a rappelé, il y a plus de vingt ans, dans un arrêt rendu contre la France que la seule référence aux antécédents ne peut suffire à justifier le refus de mise en liberté (CEDH 17 mars 1997, req. no 21802/93, Muller c/ France).

Dans ces conditions et malgré les incessantes modifications de la loi pour limiter le recours à la détention provisoire, le « repris de justice » n’a guère plus de chance qu’en 1808 d’être remis en liberté dans l’attente de son procès.

Pour ce qui est des « garanties de représentation », le tribunal présumera que la personne qui n’a ni travail, ni foyer, ni papiers ne se présentera à son procès. Et c’est l’enquête sociale rapide qui renseignera les magistrats sur ce point. Et on sait dans quelles conditions elles sont menées : un entretien d’une trentaine de minutes avec la personne aux geôles suivi de vérifications très aléatoires des informations obtenues.

Ce qui est implicite à l’audience est explicitement rapporté par un haut magistrat de la Cour de cassation :

« En dehors des cas où la personne a déjà montré par son comportement [la volonté de se soustraire à la justice], et dans lesquels il est facile d’avancer qu’un mandat d’amener ou d’arrêt a été nécessaire pour pouvoir l’entendre, les autres hypothèses tiennent plus de la divination que de l’analyse. Les personnes de nationalité étrangère, les personnes sans domicile fixe, sont celles qui se voient le plus souvent supposer un risque de fuite » (C. Guerry, « Détention provisoire », Répertoire Dalloz).

Pourtant même quand un prévenu semble cocher toutes les cases, cela ne suffit pas toujours :

« Les faits sont anciens : on lui reproche d’avoir détenu en 2019 un kilo et huit cents grammes d’herbe de cannabis. Lui aussi demande un délai pour préparer sa défense.

Suit alors l’énumération des mentions sur le casier : conduite sans permis et sans assurance, violence en réunion, recel et vente de drogue, outrage aux forces de l’ordre.

— Je vais maintenant examiner les éléments de personnalité : vous avez un CAP électricité ; de 2014 à 2020 vous étiez sous-traitant pour une entreprise de logistique. En 2020, vous êtes devenu coursier autoentrepreneur à cause de la crise. Quelque chose du genre d’Ubereat, j’imagine. [Le président, examinant des papiers] Je vois que votre situation financière ne pose pas particulièrement problème.

Le parquet requiert comme d’habitude le placement en détention provisoire, « pour prévenir le renouvellement de l’infraction et s’assurer de sa représentation devant le tribunal ». Sans rire.

— Le risque de fuite est d’autant plus important qu’il encourt des peines très lourdes : pour stup en récidive, il risque vingt ans de prison !

L’avocat ricane :

— Il encourt peut-être vingt ans sur le papier, mais il faut rester raisonnable : il s’agit de 1,8 kg de cannabis. Il n’y a aucune chance pour qu’il soit condamné à une peine pareille. Je rappelle par ailleurs que les faits datent de 2019. Il ne s’est pas enfui pendant deux ans. Et il est venu quand on l’a convoqué ! Pourquoi ne viendrait-il pas la prochaine fois ? Parce qu’il aurait appris au cours de cette audience qu’il est là pour une affaire de stupéfiant ? Il a un appartement, une famille, un enfant de trois ans, une femme enceinte. Il ne va pas partir maintenant.

Même si le tribunal délibère un peu plus longtemps que pour les affaires qui précèdent, il ordonne son maintien en détention « pour garantir votre maintien dans le pouvoir de la justice ».

Le prévenu salue poliment avant de partir – « Merci et au revoir. »

Extrait de « Trois renvois »

Un travail, un logement, une famille, un prévenu qui se présente au commissariat pour une vieille affaire et pourtant le résultat demeure : la détention.

« Mohammed B. et Amine B., jeunes trentenaires nés à Mostaganem, comparaissent pour une dizaine de cambriolages, au cours desquels ils ont emporté bijoux, sacs, montres, ordinateur…

Comme ils demandent tous les deux un délai pour préparer leur défense, une fois encore le tribunal doit statuer sur la détention provisoire.

Amine a fait un an de prison en 2020 pour vol aggravé avec recel. Arrivé en France il y a dix ans, il travaille au noir, comme coiffeur et dans le bâtiment. Il vit avec une femme qui attend un enfant. Mohammed a déjà été condamné à huit mois de prison pour vente frauduleuse de tabac. Tous les deux sont par ailleurs en train de purger une peine de trente mois de prison pour un précédent cambriolage.

Sans surprise le procureur demande leur placement en détention provisoire, « afin de prévenir le risque de réitération des faits, qui me paraît très important » :

— Ce sont des cambrioleurs professionnels ; ils en ont fait un mode de vie !

Leur avocat est goguenard :

— Ils sont tous les deux déjà en prison, sans possibilité de sortir dans l’intervalle…

Peu sensible à l’absurdité de la chose, le tribunal les place en détention provisoire jusqu’à la date de leur procès un mois plus tard. »

Extrait de « Trois renvois »

Ce genre de situation est fréquente. Il laisse cependant perplexe. Si l’on reprend les critères posés par la loi, le tribunal a donc trouvé qu’il était démontré, « au regard des éléments précis et circonstanciés résultant de la procédure », que le placement en détention provisoire de personnes déjà détenues constituait l’unique moyen de s’assurer qu’ils viendraient à l’audience et ne commettraient de nouvelles infractions.

Finalement, et malgré les déclarations d’intention et les évolutions législatives censées rendre plus exceptionnel le placement en détention provisoire, les critères du xixsiècle semblent toujours avoir cours dans les tribunaux. On enferme toujours les vagabonds et les repris de justice. Et les personnes les plus précaires qui ont demandé un délai pour préparer leur défense iront le faire en prison sans contact avec l’extérieur autre que leur avocat⋅e et en se remettant à sa bonne volonté.

Ils seront jugés plusieurs semaines plus tard, toujours devant la chambre des comparutions immédiates. Et en cas de condamnation, la loi impose de prononcer une peine alternative à l’emprisonnement, la prison ne pouvant être que « le dernier recours ». Mais le tribunal ne prononcera ces peines alternatives que s’il estime que le prévenu ne risque pas de renouveler l’infraction et qu’il se présentera en temps et en heure devant le juge de l’application des peines. Deux critères qui ont déjà justifié sa détention provisoire.

Notes

Notes
1 Dérogation qui dans les faits devient le principe étant donné le recours massif à cette procédure.