Toulouse, chambre des comparutions immédiates, juillet 2023.
Samir B. est accusé d’avoir jeté des cailloux en direction des forces de l’ordre lors d’une des nuits de révolte qui ont suivi la mort de Nahel Merzouk, tué par un policier. Il ne reconnaît pas les faits et demande à être jugé le jour même.
La présidente lit la fiche d’interpellation, remplie par l’officier de police judiciaire au moment de l’arrestation :
— À 23 h 25, rue de l’Ukraine, constatons un individu tirant un mortier dans notre direction sans faire de blessés.
Il n’y a pas d’image de la scène, mais le policier interpellateur a décrit l’individu en question : « vêtu de sombre, capuche, clairement identifiable grâce à un liseré clair sur ladite capuche, le visage non dissimulé ». Le policier n’a pas pu se présenter au commissariat pour une confrontation. « Mais au téléphone, il dit qu’il vous connaît, et qu’il est sûr et certain que c’est vous. »
D’un air un peu gêné, la présidente signale néanmoins que ses déclarations ne sont « pas tout à fait concordantes » avec ce qu’il avait écrit sur la fiche d’interpellation, puis demande au prévenu de raconter sa version :
— J’étais avec des collègues au parc…
— Mais vous n’avez pas vu que ça chauffait ?
— Si, si ! Ça courait, ça caillassait, j’ai pris la fuite, il y avait les flics.
— On dit « les policiers », monsieur.
— Oui, les policiers. Je les ai vus, ils m’ont vu, je suis resté là, parce que je n’avais rien à me reprocher.
— Ils vous ont reconnu, ils ont décrit la manière dont vous êtes habillé.
— Il y avait plus de trente personnes, je n’étais pas le seul à être habillé en noir.
Après les « faits », c’est le moment pour la présidente d’aborder la « personnalité » du prévenu, autrement dit le casier judiciaire :
— En 2022, vous avez été condamné à 4 mois avec sursis pour refus d’obtempérer, violence sur les forces de l’ordre et conduite sans permis.
Elle commente d’un air significatif :
— C’est une condamnation pour des faits similaires.
Quand elle lui demande s’il veut ajouter quelque chose, le prévenu parle tout de suite de son placement en détention provisoire :
— J’ai passé deux jours à Seysses, aux arrivants : je ne mangeais pas, je ne dormais pas, c’était choquant, traumatisant.
Peu désireuse d’approfondir le sujet, la présidente l’interroge sur sa situation professionnelle :
— Je passe un bac pro logistique, j’ai une épreuve de français le 6 juillet et j’ai une formation qui commence en septembre. Et comme chaque année, je vais travailler à la mairie pour l’été.
— Vous faites quoi ?
— Riper.
Devant l’air perplexe des magistrats, il précise :
— Éboueur. Et je travaille aussi un peu dans les espaces verts.
L’avocate de la défense intervient pour demander à son client de raconter l’épisode qui a conduit à sa première condamnation pour violence sur des forces de l’ordre.
— J’étais en scooter, la police m’a bloqué, c’était ma première fois, j’ai eu peur, j’ai lâché le scooter et je suis parti en courant.
La procureure réagit :
— Ça ne doit pas être la seule chose, parce qu’on vous a condamné pour violences.
— Le scooter est tombé sur le pied d’un des policiers.
Il ne peut pas tout à fait retenir un haussement d’épaules.
La procureure se lève pour ses réquisitions :
— Les violences urbaines ont commencé vers 19 h 30. Ça a été une soirée très violente. Et monsieur veut nous faire croire qu’il était assis en train de papoter avec ses amis ! Au beau milieu des violences ! Parce que c’est une émeute – il faut bien dire les mots. Il est vrai que la fiche de mise à disposition est mal remplie, mais comment imaginer qu’il en soit autrement dans des conditions de dangerosité pareilles ? C’est un policier de bonne foi, qui dit les choses telles qu’elles se sont passées, et n’a pas peur de rectifier une erreur. S’il avait été malhonnête, il aurait maintenu sa version. Pour moi, il n’y a pas de doute. Et il y a un antécédent. C’est d’ailleurs la condamnation de 2022 qui explique qu’on l’ait envoyé en comparution immédiate et placé en détention provisoire pour le week-end. J’entends bien que le séjour a été choquant et traumatisant, mais il n’a qu’à éviter de se mettre lui-même dans ces situations. Je demande six mois fermes et la révocation du sursis simple : c’est la règle du jeu – si on peut parler de jeu. J’entends aussi qu’il doit passer des examens : je ne suis pas là pour faire obstacle à une insertion correcte et je ne m’opposerai pas à la détention à domicile.
L’avocate revient sur les différences considérables qu’il y a entre la fiche de mise à disposition et les déclarations postérieures du policier :
— Le PV indique que les faits se sont déroulés à 20 h 05, alors que la fiche indique qu’ils ont lieu trois heures après. L’individu n’a plus le visage dissimulé. Et ce ne sont plus des mortiers, mais des cailloux. Les faits n’ont plus lieu rue de l’Ukraine, mais rue du Cher. Et ce n’est pas du tout au même endroit !
Elle montre un plan à la présidente et à la procureure.
— J’imagine que madame la procureure connaît parfaitement le quartier !
Les gens rient nerveusement dans la salle, la présidente s’énerve :
— Aucune réaction s’il vous plaît. Il y a quelqu’un qui risque d’aller en prison pour longtemps, ça n’a rien de drôle.
L’avocate reprend :
— Ce dossier présente des difficultés majeures. Madame la présidente, vous êtes garante du droit et des libertés. Vous allez avoir de nombreux dossiers de violences urbaines à juger et vous ne pouvez pas vous contenter de dossiers elliptiques. Je sais qu’il y a eu une circulaire du garde des Sceaux qui exige des réponses fermes, mais on ne peut pas valider une procédure comme celle-ci, mettre une peine de prison et révoquer un sursis sur un dossier pareil.
L’audience est suspendue quelques minutes pour les délibérations. À son retour, la présidente avertit le public – « Je rappelle que la salle n’a pas le droit de s’exprimer » – avant de rendre sa décision :
— Au bénéfice du doute, le prévenu est relaxé. Madame la procureure peut faire appel de la décision dans les dix jours.
La salle exulte de joie, en silence.