Toulouse, chambre des comparutions immédiates, mars 2023
Jonathan T., 28 ans, est amené. Il a jeté des cailloux en direction des policiers à la fin de la manifestation contre la réforme des retraites qui s’est déroulée deux jours plus tôt. Il veut être jugé immédiatement.
La présidente cite d’abord longuement le procès-verbal de contexte en avertissant que « l’heure est importante dans ce type de dossier ».
— Les forces de l’ordre ont établi une chronologie précise : la manifestation a démarré à 14 h. Le point de bascule est intervenu à 16 h 04. Jusqu’alors la manifestation était calme malgré la présence de groupuscules à risque. À 16 h 05 donc, la manifestation va prendre une tournure violente. Et à 16 h 09, les forces de l’ordre procèdent à des sommations. À partir de là, ça monte en puissance : il y a des jets de mortier des black bloc, auxquels répondent des tirs des gaz lacrymogène des forces de l’ordre. Des feux sont allumés ici et là et des caméras de surveillance sont cassées. Ce qui veut dire que les preuves sont détruites par les manif… heu, les individus, qui n’ont pas intérêt à être filmés.
Elle montre ensuite consciencieusement à ses assesseurs et au public une photo du caillou qui a été lancé. « C’est un galet », qu’elle explique.
— Pris dans une jardinière. Il fait tout de même 8 cm de largeur, ça n’est pas un gravier !
La photo est très zoomée, le galet paraît trois fois plus gros.
— Vous avez été arrêté à 19 h 30, vous avez reconnu ce jet en direction des forces de l’ordre et l’avez expliqué par un geste d’impulsivité. Je vous pose la question, faites-vous partie du black bloc ?
— Non, en aucun cas, ni même d’un syndicat. J’ai juste paniqué, je n’ai pas eu le bon réflexe.
— Malheureusement, certaines personnes viennent non pas pour exercer leur droit de manifester, mais pour en découdre avec la police.
— Ce n’est pas mon cas. L’interpellation s’est bien passée, je ne me suis pas débattu. Je suis resté le plus courtois possible. J’ai suivi un groupe de manifestants dans l’optique de revenir chez moi.
— À cette heure-là monsieur, il n’y a plus de manifestants ! Il y a des groupes qui sont caractérisés vestimentairement et du point de vue de l’équipement. Les policiers qui sont victimes dans ce dossier avaient pour mission d’empêcher certains groupuscules de rejoindre l’hypercentre. Quand on sait en lisant la presse locale qu’il y a plus de 200 000 € de dégâts, de mobilier urbain cassé, de terrasses dévastées…
Un policier partie civile affirme que la pierre jetée par le prévenu s’est écrasée sur son bouclier. Témoignage confirmé par ses collègues. Concernant l’interpellation en revanche, la présidente signale qu’il n’y a pas d’unanimité chez les policiers.
— Certains affirment qu’il s’est débattu, d’autres, qu’il s’est laissé faire.
Ce qu’elle relève avec approbation, c’est que le prévenu n’avait pas le visage masqué, et portait de simples lunettes de soleil, « contrairement à d’autres qui donnent l’impression qu’ils vont faire de la plongée ! » Elle jette un œil au public pour voir si sa plaisanterie a amusé avant de poursuivre :
— En voyant les choses dégénérer, vous ne croyez pas que vous auriez dû partir ?
— Je me suis rendu compte que ça allait trop loin. J’ai voulu faire diversion et ralentir les forces de l’ordre pour éviter de me faire interpeller.
— Mais enfin monsieur ! On est interpellé seulement quand on commet un délit, ou quand on fait partie d’un groupe qui commet un délit. La preuve, c’est qu’on n’étudie pas dans ce tribunal des dossiers de vrais manifestants.
L’avocate de la défense a une question sur les faits :
— Est-ce que vous pensez que votre jet de pierre a atteint les forces de l’ordre ?
— Un des policiers qui m’a interpellé m’a dit en riant que j’avais loupé mon coup. Je ne crois pas être capable de lancer aussi fort et aussi loin, notamment parce que j’ai été opéré récemment.
La présidente est outrée :
— Mais enfin, je viens de lire le témoignage du policier qui dit : « J’ai dû utiliser mon bouclier. »
Considérant vraisemblablement que cette remarque clôt définitivement le débat, la présidente passe à l’examen des éléments de personnalité.
— Vous êtes intermittent. Vous êtes tout à fait intégré, du point de vue social et professionnel. Vous êtes en couple depuis 14 ans. Vous n’avez aucune addiction, vous faites preuve de stabilité à tous les niveaux. Il y a une seule condamnation sur votre casier pour des faits qui remontent à 2017 : une conduite sous stupéfiant. Vous avez eu 300 € d’amende et un retrait de permis. Il n’y a rien d’autre à signaler, aucune difficulté vous concernant.
Quand vient son tour de plaider, l’avocate des quatre policiers parties civiles commence elle aussi par une longue évocation du contexte :
— À l’heure où le prévenu jette ce caillou, ça fait 3 h 30 que ces trois policiers sont soumis à des violences. Ce sont des hommes qui ne font que leur métier et qui ne cèdent eux-mêmes à aucune violence. Ce climat de haine génère du stress, de l’anxiété, des conditions de travail difficiles.
À ce titre, elle demande 1 000 € pour le préjudice moral et 800 € pour les frais de justice par policier.
La procureure commence – classiquement – en estimant qu’« il n’y a pas de difficulté sur les faits ». Le plus important pour elle est d’expliquer pourquoi le parquet a envoyé en comparution immédiate un prévenu sans casier judiciaire, qui a reconnu les faits, pour des violences qui n’ont pas occasionné d’ITT :
— Il ne faut pas oublier que les faits se déroulent dans un contexte de graves troubles à l’ordre public qui provoquent des dégâts importants, que nous allons devoir toutes et tous payer. Il y a des personnes qui ne sont là que pour saccager, elles s’en prennent aux habitants de la ville qui ne peuvent plus sortir de chez eux parce qu’ils ont peur. Alors oui, le parquet fait passer cette affaire en comparution immédiate ! Le passage dans cette procédure et la peine ont vocation à être exemplaires.
Elle demande six mois fermes, aménageables si le tribunal le désire, et un stage de citoyenneté.
L’avocate de la défense se dit « heurtée d’entendre qu’il faut prononcer des peines exemplaires » :
— Le parquet veut instrumentaliser le tribunal au service de la politique pénale du gouvernement alors que ce n’est pas votre travail.
À l’intention de la présidente, qui est si sûre que quelqu’un n’ayant rien à se reprocher n’a aucune chance de se faire interpeller, elle ajoute :
— Sur les 33 personnes arrêtées, la majorité est sortie sans aucune charge ni aucune poursuite. Ce qui est bien la preuve qu’on peut se faire interpeller sans avoir commis aucune infraction. Il dit qu’il a eu peur, c’est crédible !
Elle rappelle que le seul élément à charge de ce dossier, « c’est la parole policière, qui est tout de même à prendre avec des pincettes ». À plus forte raison quand plusieurs témoignages se contredisent.
— Parole policière ou pas, on peut toujours se tromper. Quand Monsieur M. dit que le galet s’est écrasé sur son bouclier, je doute que ce soit vrai.
Elle cite la circulaire du garde des Sceaux qui, tout en demandant de la fermeté, ne limite pas la réponse pénale aux comparutions immédiates.
— Dans ce cas-là, pourquoi ne pas avoir choisi une procédure moins répressive ? J’ai eu la réponse, c’est parce que la procureure veut que vous rendiez une décision exemplaire… Mais ce n’est pas ça la justice ! Je vais vous rappeler la base : les peines de prison ferme ne doivent être prononcées qu’en dernier recours. Je demande donc du sursis simple. On ne rend pas la justice en faisant des exemples.
Le dernier mot est au prévenu :
— Je suis vraiment désolé, vous ne me reverrez jamais dans cette situation. Je ne manifesterai plus jamais.
*
Quatre autres manifestant⋅es comparaissent cette après-midi-là. Tous et toutes ont voulu être jugé⋅es immédiatement. Trois sont accusés d’avoir lancé des projectiles en direction des forces de l’ordre sans les atteindre – l’un conteste les faits. La quatrième comparaît pour outrage et refus de donner son ADN et ses empreintes.
À quelques variations près, les interventions des magistrates se suivent et se ressemblent. La présidente commence toujours par citer longuement la chronologie de la manifestation établie par les policiers. Et conclut systématiquement que les manifestants n’étaient pas censés se trouver là à cette heure :
— Je ne veux pas dire qu’il n’y a pas de liberté de circuler, mais qu’est-ce que vous faisiez là ? On est dans une guérilla urbaine, ni plus ni moins.
Ou encore à une prévenue qui disait qu’elle buvait juste une bière en terrasse après la manifestation :
— La ville est à feu et à sang, les gens sont barricadés chez eux, et vous voudriez nous faire croire que vous vous prélassiez en terrasse avec une petite bière !
Elle défend la parole policière face aux prévenu⋅es qui tentent de dire que les choses ne se sont pas exactement passées comme dans le récit des forces de l’ordre :
— Je n’ai jamais crié aux policiers : « Ta race, ta race, ta race ! »
— Pourtant le procès-verbal de police dit qu’une femme devant le bar n’arrêtait pas de leur hurler des insultes.
— Ce n’était pas moi. On était nombreux dans ce bar.
— Oui, mais il y avait peut-être moins de femmes. De toute manière, il est catégorique sur votre identification.
Au moment de l’examen des personnalités, elle félicite chacun⋅e des prévenu⋅es de ne pas avoir de casier, d’être si bien intégré, d’avoir des parcours cohérents et « des profils lisses ».
L’avocate des policiers se donne assez peu de mal : il est question à chaque fois du contexte violent, d’une ville à feu à sang, de policiers qui font simplement leur travail, sous les projectiles depuis des heures et qui pourtant restent si mesurés dans leurs déclarations. Forcément, à un moment, elle s’emmêle :
— Pour ces raisons, je requiers… heu, pardon, je demande 1 000 € de préjudice moral et 400 € pour les frais de procédure.
La procureuse se défend sans relâche d’instrumentaliser la justice – « On n’est pas là pour sanctionner les gens en désaccord avec le gouvernement ». Et justifie le choix du parquet d’envoyer des manifestant⋅es en comparution immédiate par le contexte de violence et la nécessité de protéger les forces de l’ordre, les vrais manifestants et les citoyens ordinaires. Elle demande invariablement 6 mois de prison ferme pour les lanceurs de projectiles, et 140 h de travaux d’intérêt général pour la manifestante accusée d’outrage.
Les avocat⋅es indiquent tous et toutes que les dossiers sont bien minces, qu’ils ne reposent que sur la parole des policiers – qui se contredisent d’ailleurs souvent. Une avocate rappelle même que, selon le code de procédure pénale, les procès-verbaux de police n’ont pas plus de valeur que les déclarations des manifestants.
L’une tente de rappeler aux magistrates la réalité d’une manifestation :
— Les premières sommations ont eu lieu à 16 h, mais à cette heure-là un bout du cortège était encore à Saint-Cyprien. Et bien évidemment, ceux qui étaient là n’ont rien pu entendre.
Un autre a ciselé une phrase d’introduction dont il a l’air content :
— À la justice par l’exemple, j’ai la faiblesse de croire que vous allez privilégier une justice exemplaire.
Pour le reste, il s’engouffre lourdement dans la distinction cultivée par les magistrates entre les bons manifestants et les méchants groupuscules :
— Là où on attend effectivement de la fermeté pour les professionnels radicalisés de la contestation – les fameux black blocs –, vous jugez ici un gamin qui s’intéresse à la question sociale, même si c’est de manière déplacée. On sait maintenant que les autres auteurs de jets, ceux qui sont réellement dangereux, ceux-là sont partis à Sainte-Soline. Mon client, lui, défend une cause qu’il croit juste, certes de manière excessive. Bien sûr ces débordements ne peuvent pas être laissés sans réponse, et ce conflit social a manifestement trop duré. Mais il faut que vous trouviez la voix de l’équilibre dans la peine.
La présidente annonce les peines en cascade : la manifestante doit faire 150 h de travaux d’intérêt général. Tous les jeteurs de projectiles sont condamnés à de la prison avec sursis. 6 mois pour 3 d’entre eux et 8 mois pour le seul qui a plus de 30 ans :
— Vous avez été davantage condamné en raison de votre âge, qui devrait vous donner plus de recul, les plus jeunes étant peut-être plus influençables.
À cela s’ajoutent quelques amendes (400 € pour Jonathan T., 1 000 € pour le plus âgé), des dommages et intérêts (trois fois moins cependant que ce que demandait l’avocate de la partie civile) et des frais de procédure. À titre de peine complémentaire, les cinq prévenu⋅es doivent faire un stage de citoyenneté – « Peut-être que ce stage va vous aider à reconsidérer la situation ». À chacun⋅e, elle délivre le même avertissement :
— Le tribunal a tenu compte de l’extrême gravité des faits, mais aussi du très bon profil que vous présentez. Ne revenez pas au tribunal sur un dossier de ce type. Vous avez compris le message ?