Au début de l’audience, l’avocate de la défense vient remettre à la présidente une liasse de papiers :
— Ce sont les garanties de représentation de mon client et surtout son passeport. Par ailleurs, son employeur est dans la salle.
Il a été arrêté pendant la manifestation du 6 juin contre la réforme des retraites. On lui reproche la fameuse « participation à un groupement formé en vue de la préparation de violences contre les personnes ou de destruction ou dégradation des biens ». À cela s’ajoutent la dissimulation volontaire du visage, la dégradation d’une caméra de vidéosurveillance, la rébellion, et le refus de donner son ADN et ses empreintes. Il a aussi refusé de donner son identité en garde à vue, ce qui ne constitue pas une infraction, mais que la justice prend habituellement très mal.
Il demande un délai pour préparer sa défense.
— Le tribunal va donc étudier s’il vous envoie en détention provisoire ou s’il vous laisse en liberté en attendant votre procès. Alors, pour les éléments de personnalité : vous êtes de nationalité espagnole et vous êtes en France depuis plus de 6 ans. Pourquoi êtes-vous venu en France ?
Le prévenu explique que c’était pour ses études et qu’il a décidé de rester là.
— Avez-vous des liens ici ?
— Des liens ?
La présidente précise avec un peu d’impatience :
— Des liens familiaux.
Cette précision déclenche un peu de mouvement dans la salle, remplie d’ami⋅es et de camarades du prévenu.
Interrogé sur ses activités, il explique avoir fait un stage de technicien audiovisuel et s’être vu proposer un contrat à la fin de ce stage.
— Et, dites-moi, comment sait-on que le passeport remis par votre avocate est un vrai ?
Brouhaha dans le public, qui s’étonne de la question.
— Alors stop ! Stop ! Si ça fait rire des gens dans la salle, ils peuvent sortir ! [Au prévenu] Vous comprenez pourquoi je vous pose la question ? Vous n’avez donné votre identité que ce matin, alors que vous étiez déjà au palais de justice. Normalement, les policiers savent repérer facilement les faux, ce qui n’est pas le cas des magistrats. [Au procureur] On n’a pas eu le temps de demander ce qu’il en est du casier, j’imagine ?
— Si, Madame la Présidente. Il n’y a aucune condamnation au casier français.
— Bon, vous êtes l’aîné d’une fratrie de deux. Vous avez vécu chez vos parents jusqu’à votre départ pour Toulouse. Vous avez des revenus fluctuants et quelques problèmes de santé. Avez-vous des addictions ?
— Non.
— Concernant vos projets en France, vous dites vouloir passer votre permis et vous trouver un logement autonome.
C’est tout pour « l’étude de la personnalité ». Elle passe la parole au procureur, qui ne fait pas mystère de son principal reproche :
— Monsieur a refusé de donner son identité en garde à vue !
Il reprend la liste des infractions et insiste notamment sur la dégradation d’une caméra de surveillance, « propriété de la ville de Toulouse, financée par l’impôt des Français ! par leur travail ! », et la rébellion « face à des fonctionnaires de police qui ne font qu’obéir à la loi de la République française ». Il finit ce récapitulatif sur un point qui lui tient à cœur : l’incompréhensible « défiance du prévenu à l’égard de la justice française » :
— Il a refusé le prélèvement ADN et le relevé d’empreintes… Ça fait beaucoup pour une seule et même personne !
Il demande un supplément d’informations :
— Il faudrait vérifier ses antécédents en Espagne auprès de la police aux frontières et faire analyser son passeport. Et si vous l’envoyez en détention provisoire, il faudrait notamment récupérer ses empreintes et son ADN auprès du greffe de la maison d’arrêt pour vérifier s’il n’est pas connu sous une autre identité.
Il conclut sans surprise :
— Concernant les mesures de sûreté, non seulement les faits sont très graves, mais monsieur a le loisir de fuir très rapidement en Espagne. Je demande donc un mandat de dépôt.
L’avocate proteste :
— Mon client a donné son identité dès qu’il est arrivé devant le procureur ce matin ! Il a coopéré. Il m’a aussi donné la possibilité de récupérer son passeport. Il y a tout un groupe autour de lui [elle désigne la salle] qui peut attester de son nom et prénom. Son employeur m’a spontanément contactée tellement il est content de son travail. Vous avez accès à son casier français sur lequel il n’y a rien depuis son arrivée il y a six ans. En demandant un mandat de dépôt, on veut lui faire payer la demande de renvoi; or cette demande est de droit. Juridiquement, rien ne justifie la détention provisoire !
Elle laisse aussi entendre que l’orientation en comparution immédiate est elle-même une réponse – sévère – au fait d’avoir refusé de fournir son identité en garde à vue :
— Ce matin, dans un dossier similaire, mais où on disposait de l’identité, le prévenu n’a pas été envoyé en comparution immédiate : il a été simplement convoqué par procès-verbal.
Après la plaidoirie, la présidente est tenue de proposer la parole au prévenu une dernière fois :
— Souhaitez-vous ajouter un dernier mot qui n’ait pas été dit par votre avocate ?
Malgré cette formulation peu encourageante, le prévenu prend la parole :
— Je voudrais répondre à quelque chose qui a été dit. Le parquet a affirmé que j’allais m’enfuir, mais ma vie entière est à Toulouse. Je compte venir au procès et me défendre.
Le tribunal se retire délibérer. Quand les trois juges reviennent, un des assesseurs sourit et fait un signe de tête encourageant à l’avocate de la défense. Effectivement, le prévenu n’est pas envoyé en détention provisoire.
Le public explose de joie. Et se fait sermonner :
— Pas de bruit dans la salle !
En parallèle, une copie a été faite de son passeport et envoyée à la PAF pour authentification. Le prévenu est placé sous contrôle judiciaire et interdit de manifester et de quitter le territoire d’ici la date du renvoi.
— Bien sûr, on n’oblitère pas votre droit à manifester après la condamnation, euh, je veux dire après le jugement.