Les bonnes manières

Les bonnes manières

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, avril 2022

Enzo B. entre dans le box des prévenus, menotté et encadré par les policiers. Il a 18 ans depuis quelques mois, un survêtement et quelques mèches blondes.

Il regarde beaucoup du côté du public. Est-ce qu’il cherche quelqu’un qu’il connaît ? Est-ce qu’il est mal à l’aise de voir tout ce monde — la salle est très pleine aujourd’hui ? Un groupe de collégiens, serrés les uns contre les autres, occupe le fond de la pièce.

La présidente commence par le rappeler à l’ordre :

— C’est par ici que ça se passe !

Enzo B. a été interpellé au cours d’une opération policière avec 176,3 g de résine de cannabis, 10 g d’herbe et 60 € sur lui et comparaît aujourd’hui pour détention de stupéfiants.

Les policiers ont décrit la scène : à 17 h 45 un individu est arrivé sur un point de vente. Sont venues une quinzaine d’autres personnes à qui il a remis des sachets. Les policiers sont intervenus à ce moment-là. Tout le monde est parti en courant. Les policiers ont rattrapé Enzo B. deux rues plus loin et affirment que c’était lui le vendeur. Mais lui ne reconnaît pas les faits.

— En garde à vue, vous avez déclaré être là pour acheter votre consommation. Au moment où vous vous faisiez servir, dites-vous, la police est arrivée. Le vendeur vous a passé cette poche, et vous ne vous en êtes pas débarrassé parce que vous avez eu peur que les dealers vous la réclament. Qu’avez-vous à dire sur les faits aujourd’hui ?

— Je ne change pas de version.

Bravache, il tente une contre-attaque :

— Comment ils peuvent me voir moi, parmi tout le monde, alors que…

— Arrêtez de faire ce bruit avec votre bouche !

Interloqué, le garçon s’arrête, explique :

— C’est un tic…

— Oui, eh bien c’est un tic qu’on ne retrouve pas n’importe où ! Tout le monde n’a pas de tics. C’est très désagréable et surtout c’est un manque de respect ! Bon, les policiers estiment que vous êtes le vendeur — vos cheveux sont assez reconnaissables — et que vous vous livrez à du trafic…

Le jeune homme proteste énergiquement :

— C’est pas du trafic !

— On vous a arrêté avec de la drogue sur vous ! Ça s’appelle de la détention !

Le garçon en convient de mauvaise grâce. La présidente ricane :

— Vous voyez qu’on va s’entendre !

Elle poursuit :

— Le dealer voit la police et décide de vous confier la drogue. Quelle malchance !

Enzo B. ne se démonte pas :

— Oui, c’est pas de chance.

— Et ces 60 € ?

— Je les ai gagnés au black, dans la plomberie.

— Vous auriez gagné cet argent en travaillant…

Manifestement peu convaincue, la présidente enchaîne avec les éléments de personnalité censés permettre l’individualisation de la peine :

— Vous n’avez pas de mention sur votre casier mais vous êtes en attente d’un jugement pour vol et tentative d’extorsion devant le juge des enfants. Vous habitez encore chez votre mère avec votre sœur. Vous avez arrêté l’école en seconde. Vous avez effectué un stage de coiffure avec la Mission locale.

Au moment de prononcer ses réquisitions, la procureuse est mécontente :

— Je trouve l’attitude de ce jeune homme très désinvolte ! Comme souvent d’ailleurs le sont ces jeunes, qui ne sont pas plus perturbés que ça par le fait d’avoir participé à un trafic de stup.

Elle profite de l’occasion pour reprendre quelques éléments de langage de la « guerre à la drogue », et fait dans l’organigramme :

— Pour faire un trafic, il faut de tout, un guetteur, un revendeur, etc. Monsieur n’est certes qu’un petit rouage de ce trafic, néanmoins il en est tout de même un échelon.

Mais ce qu’elle n’encaisse définitivement pas, c’est son attitude :

— J’aurais imaginé un autre comportement pour quelqu’un qui n’a pas encore de casier. Je n’avais pas prévu ça initialement, mais je vais requérir de la prison ferme.

Pour lui apprendre les bonnes manières, elle demande 3 mois de prison avec mandat de dépôt, et 5 mois de sursis simple avec une interdiction de paraître au quartier Bagatelle.

L’avocate tente de relativiser :

— Si désagréable que soit son attitude, ça n’en fait pas un délinquant. Et puis il est très jeune. Il habite d’ailleurs toujours chez sa mère, qui serait venue si elle n’avait pas le covid. Du sursis serait plus adapté pour un prévenu qui n’a qu’un seul dossier devant le juge des enfants. Et surtout pas de mandat de dépôt qui l’enfermerait le soir même à Seysses et qui ne ferait que l’ancrer plus dans la délinquance !

Après la suspension, la présidente annonce la peine :

— Vous êtes condamné à 6 mois de sursis probatoire, obligation de soin et de travail ou de formation et interdiction de paraître à Bagatelle pendant 3 ans. Vous devrez répondre à la convocation du Spip ou du JAP qui vous détaillera vos obligations. Est-ce que vous avez compris ?

— Non.

Elle répète. Le jeune homme a tout d’un coup l’air perdu.

— Mais je vais où, là ?

— Chez vous.

— Je comprends pas.

— Qu’est-ce que vous ne comprenez pas ?

— Tout ! Et pourquoi les soins ? Je ne suis pas fou !

— Je n’ai pas dit ça. Vous devez voir un médecin pour votre addiction au cannabis.

— Pas besoin de médecin ! Je peux le faire tout seul !

— Vous n’avez pas le choix. Soit vous respectez les obligations et ça se passera bien, soit vous ne les respectez pas et vous irez en prison.