Emprisonner pour soigner ? Les troubles psychiques en audience

Emprisonner pour soigner ? Les troubles psychiques en audience

De nombreuses personnes atteintes de troubles mentaux sont envoyées en prison après avoir été jugées en comparution immédiate. À travers deux récits d’audience, on revient sur cette question, qui croise la notion problématique de « dangerosité », la présence – ou non – d’expertise psychiatrique dans le dossier et l’illusion des magistrats que la prison peut être un lieu de soin.

Ressources évoquées dans l’émission :

Deux chroniques de La Sellette : « Protéger la société » et « On n’est pas au spectacle ». (Sur la question de l’expertise psychiatrique, on peut aussi écouter « Expertiser pour mieux enfermer ».)

L’intervention de Cyrille Canetti est tiré de « Santé mentale et politique criminelle », conférence de présentation du no 44 de la revue Archives de politique criminelle, disponible sur YouTube.

« On n’est pas au spectacle »

« On n’est pas au spectacle »

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, mai 2024.

Ridah R. comparaît pour violences sans interruption totale de travail, en récidive légale. Avant d’aborder les faits, le président tient à poser une question préliminaire :

— À la lecture du dossier, je m’interroge : vous n’êtes pas suivi sur le plan psychique ou psychiatrique ?

— Je vais très bien ! Physiquement et mentalement !

Le président répète en souriant « Vous allez très bien… », puis résume le dossier : le prévenu a voulu emprunter un club de golf dans un commerce et s’est énervé devant le refus des employés. Il a alors brandi le club en les menaçant, puis il est parti avec, en laissant une carte de fidélité en gage de bonne foi. Revenu une dizaine de minutes plus tard, il a été interpellé par les forces de l’ordre.

— Et vous avez dit à ce moment-là : « Si je rentre à Seysses, je lui fais cramer son commerce à ce fils de pute. »

— Quand on s’emporte, on dit des conneries. Moi je suis franc, moi je suis un homme, chef.

— Je ne suis pas votre chef !

Le président laisse les rires du public s’éteindre avant de continuer :

— Soit vous vous comportez de manière courtoise, soit vous serez jugé en votre absence. C’est la moindre des choses de se comporter d’une manière courtoise dans une enceinte judiciaire. On vous demande la politesse élémentaire, pas plus.

Il reprend :

— Vous auriez dit à l’employé que vous étiez un tueur à gages ! C’est entre autres pour ça que je m’interroge sur votre santé mentale…

La réponse est confuse, le président ricane :

— C’est sans doute la victime qui a inventé !

— Je peux parler ?

— Maintenant oui.

— Je voulais faire une partie de golf.

— De golf…

Le président jette un regard entendu au public. Le prévenu poursuit :

— Oui, de golf. Pourquoi ça vous choque ? Les policiers aussi, ça les a choqués, chef.

— Vous allez arrêter de m’appeler chef !

Dans la salle, des gens éclatent de rire sous le regard bienveillant du président. Un des assesseurs intervient malgré tout :

— On n’est pas au spectacle.

Le prévenu continue son récit.

— Je lui dis : « C’est une partie et je reviens, je te laisse ma carte. » Il refuse. Je m’emporte un peu, je le traite de grosse merde, d’enfant de putain. C’est vrai que j’avais pas à lui dire ça, surtout que je suis père de famille maintenant. Les policiers voulaient peut-être me prendre parce qu’ils pensent que je gère les jeunes qui fument à côté du commerce. J’ai déconné, je sais. Une peine de bracelet, ça m’arrangerait, pour que je puisse rester avec ma fille.

L’assesseur intervient :

— Le 26 mai 2023, vous avez été interpellé pour refus d’obtempérer. Vous êtes convoqué au début de l’année 2025. Les faits ont été commis à l’aéroport où vous avez insulté un des agents. Vous étiez sous bracelet électronique, mais visiblement ça ne vous a pas dissuadé.

— Le bracelet, ça ne dissuade pas. La prison non plus, ça n’a jamais dissuadé personne.

— Comment on fait alors pour éviter que ça se passe ? Ou bien on accepte de vivre dans ce monde où des gens peuvent en insulter d’autres ?

— Là vous m’avez piégé, je reconnais.

— Vous avez une fille et ça ne vous empêche pas de commettre des infractions.

Le prévenu se tend immédiatement.

— Faut pas trop m’en parler. Elle est pas là.

— J’en parle si je veux. Vous n’êtes pas obligé de répondre aux questions mais j’ai le droit de poser toutes les questions que je veux. Qu’est-ce qu’on fait avec les gens comme vous ?

— C’est vous qui êtes payé pour trouver une solution ! Moi, je vais pas me dégonfler parce que vous voulez m’envoyer à Seysses.

La voix brisée, il le répète à plusieurs reprises.

Le procureur se lève pour ses réquisitions :

— Monsieur fait le cinéma en salle d’audience ! Mais je prends les faits plus au sérieux que lui. Il veut faire du golf, bon, soit. Il demande à emprunter un club. L’employé lui refuse ce qui est normal dans une société où on se respecte les uns les autres. Il s’amuse à lui faire peur, il montre même le couteau dans sa veste.

Le prévenu s’emporte :

— À qui j’ai fait peur ?

Scandalisé par l’interruption, le tribunal le fait rapidement taire. Le procureur reprend :

— 28 ans, 26 mentions : quasiment une par an. On trouve de tout : Violence, filouterie, vol… On se demande quelle infraction il n’a pas commise. Et il se permet de réclamer ! Il nous explique qu’il a un travail et un enfant en bas âge et qu’un bracelet, ça l’arrangerait. Mais pour être à la hauteur de la gravité de l’infraction mais aussi eu égard à sa personnalité, je vais demander une peine mixte : 18 mois, dont 6 de sursis probatoire, avec interdiction de paraître et obligation de travail. Et je demande le maintien en détention pour les 12 mois restants.

L’avocate de la défense considère visiblement que Ridah R. est une cause perdue :

— Monsieur R. a des difficultés de communication, c’est le moins qu’on puisse dire ! Il a d’ailleurs des difficultés tout court. Je vais tout de même essayer de rendre les choses un petit peu moins négatives à son égard. Tout d’abord il n’y a pas d’éléments matériels : c’est la parole de la victime contre la parole du prévenu. Même si, bien sûr, il s’agit de la parole d’un employé qui n’est pas connu des services de police face à celle d’un délinquant. Par ailleurs, même si ça ne saute pas aux yeux tout de suite, il y a dans le dossier des éléments moins négatifs. L’enquête de personnalité indique par exemple qu’il a totalement arrêté de fumer depuis la naissance de sa fille.

Le tribunal se retire délibérer en négligeant de donner la parole au prévenu pour un dernier mot. Quand les magistrats reviennent, le président annonce que Ridah R. est condamné à un an de prison sans aménagement avec interdiction de contact, de paraître et de port d’armes.

— Voilà.

— Je peux vous poser une question ?

— Non.

— Mais il va se passer quoi, là ?

— J’ai écarté les possibilités d’aménagement ab initio. Vous allez en prison. Allez, au revoir monsieur.

Le prévenu explose. La sécurité l’emporte vers les geôles pendant qu’il insulte le tribunal.

« Pour l’expert, pas de problème ! »

« Pour l’expert, pas de problème ! »

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, avril 2024

L’audience intervient après un renvoi ordonné le temps de recevoir des expertises psychiatriques. Des deux prévenu⋅es qui comparaissent, seul Farid R. est dans le box. Il arrive directement de la prison de Seysses, où il était en détention provisoire. Jennifer D., placée sous contrôle judiciaire en attendant le procès, est représentée par son avocate.

On leur reproche à tous les deux la violation du domicile de Clara-Adélaïde B., le vol de 50 € et des violences ayant entraîné deux jours d’interruption totale de travail sur Romain D., le tout en état d’ivresse.

Jennifer D. avait été hébergée quelques jours chez Clara-Adélaïde B. avant de partir à l’hôpital psychiatrique, laissant derrière elle un sac avec du shampoing et un jogging. La première fois qu’elle a voulu récupérer ses affaires, Clara-Adélaïde B. ne lui a pas ouvert. Quand elle est revenue le lendemain avec Farid R., elle s’est engouffrée dans l’appartement dès que Clara-Adélaïde B. a entrouvert la porte. Celle-ci a appelé la police pendant que Romain D., son compagnon, tentait de faire sortir Jennifer D. et que Farid R. intervenait dans la bousculade.

En garde à vue, Jennifer a expliqué avoir pris les 50 € en compensation du fait que Clara-Adélaïde ne lui avait pas rendu ses affaires ; Farid R., de son côté, a déclaré avoir rencontré Jennifer deux jours plus tôt, et ne pas du tout connaître les victimes :

— Quand elle m’a dit qu’elle voulait récupérer des affaires chez une ancienne copine, je lui ai proposé de l’accompagner.

La présidente présente les prévenus à sa manière :

— On voit bien qu’on est dans un milieu un petit peu marginal. Jennifer est sans domicile fixe, son père était héroïnomane, elle a eu un premier enfant à 17 ans, elle est venue à Toulouse pour être proche de son deuxième enfant qui a neuf ans et habite avec son père. Elle boit une bouteille de vodka par jour. Elle a des difficultés psychologiques importantes, comme en témoignent ses différents séjours en hôpital psychiatrique. Elle prend des psychotropes et des médicaments contre l’addiction. L’expertise psy considère cependant qu’il n’y a ni altération ni abolition du discernement au moment des faits. L’expert ne lui a pas trouvé de pathologie mais a identifié des troubles borderline : de l’impulsivité et une faible tolérance à la frustration.

Ledit expert, qui a bien soigneusement répondu à toutes les questions posées par le parquet, conclut sereinement que la prévenue présente peut-être une dangerosité criminologique – quoi que ça veuille dire.

La présidente tient à rendre justice à la prévenue :

— Il n’y a pas d’antécédent judiciaire. Madame n’est pas une délinquante, hein !

Elle se tourne ensuite vers Farid R. :

— La situation est très différente pour vous, vous percevez l’allocation adulte handicapé, vous avez un parcours chaotique, il y a 32 mentions sur votre casier !

Elle oscille entre l’effroi et l’indignation.

— Depuis 2010, de manière ininterrompue, vous avez été amené une, voire deux fois par an devant le tribunal. Pour le dire autrement, vous ne sortez de détention que pour y retourner. Principalement pour des faits de violences et vols aggravés. La consommation d’alcool est souvent importante. Depuis 2018, vous avez eu trois peines de sursis probatoire, on ne peut donc pas dire que la justice a été sourde à vos difficultés. Elle vous a proposé des sanctions adaptées. Vous avez quel âge ?

— 31 ans.

— Et déjà 32 mentions !

— J’ai fait 12 ans de prison !

La présidente n’a pas l’air de bien voir le rapport. Le prévenu continue :

— J’ai passé 12 ans à la DDASS et 12 ans en détention…

— Quels soins avez-vous mis en place ?

— Je suis suivi par le centre médico-psychologique, je vois un psychiatre, je vois un psychologue, je vois une assistante sociale pour refaire mes papiers, passer le permis. Je veux m’en sortir. J’ai vu mourir ma grand-mère, qui était comme ma mère, mon oncle, mon petit frère. J’ai vu son cadavre sans tête. Je ne dors plus depuis 105 jours qu’il est mort. 105 jours !

Sentant sans doute la situation lui échapper, la présidente s’empresse de l’interrompre : « Oui, oui, on voit qu’il y a des difficultés. »

La procureure a une approche esthétique de l’affaire :

— Les faits sont particulièrement laids et désagréables parce que l’une des victimes a hébergé la prévenue et voilà comment elle est récompensée !

Elle convient que « Madame a un casier judiciaire vierge et des problèmes de santé mentale » :

— Cependant, les faits sont trop graves pour un sursis probatoire : je demande 8 mois de prison. Pour ce qui est de Farid R., rien ne semble pouvoir l’arrêter dans son parcours de délinquant. Je demande donc dix mois avec maintien en détention. Il n’y a que l’incarcération qui soit en capacité de le stopper. Sans compter qu’il est SDF – ou plus ou moins hébergé chez sa sœur.

« Ce dossier est l’illustration même de la misère ! » s’exclame l’avocate de Jennifer en s’avançant à la barre.

— Madame est tombée en déshérence complète depuis sa séparation. Elle a eu une enfance horrible : elle a été baladée de foyer en foyer. Aujourd’hui, elle est suivie par la maison des solidarités. Mais sans enfant en bas âge, elle n’est pas prioritaire pour être hébergée. Elle prend 14 comprimés par jour. Elle a des dettes auprès de toutes les cliniques psychiatriques par lesquelles elle est passée.

L’avocate de Farid R. n’ignore pas que la situation se présente mal pour son client :

— On a la tentation de creuser un trou et de mettre monsieur dedans en disant : « Ce genre de personnes, c’est la plaie de la société. » Mais j’ai une conviction chevillée au corps, c’est qu’on doit vivre avec ceux que la vie n’a pas épargnés. D’autant qu’il est de très bonne volonté : à sa dernière sortie de prison, il est immédiatement allé voir le service pénitentiaire d’insertion et de probation. Il ne fera jamais de grandes choses, son but est simplement de trouver une stabilité. Depuis sa naissance, il est passé de famille d’accueil en famille d’accueil, jusqu’à ce qu’on fasse avec lui ce qu’on fait des enfants dont on ne sait pas quoi faire : on l’a mis en foyer alors qu’il était encore tout jeune. Sa sœur, qui l’héberge, est la seule personne qui reste de leur fratrie de quatre. L’un des frères est décédé depuis longtemps, l’autre est mort il y a quelques mois dans un accident très violent sur la rocade. C’est à ce moment-là qu’il a arrêté son traitement et est revenu dans une certaine errance.

Elle est particulièrement outrée par le contenu de l’expertise psychiatrique :

— Quand je lis cette expertise, je suis épatée. Circulez, il n’y a rien à voir ! L’expert n’a vu aucun problème : pas de pathologie, même pas de troubles psychiatriques, pas d’envie suicidaire, rien ! Alors que Farid R. n’a pas quitté l’infirmerie de la prison depuis son arrivée tellement il est instable. Alors qu’il a recouvert les murs de la cellule du commissariat de mots incohérent. Alors que le médecin qui l’a examiné à ce moment-là pour voir si son état était compatible avec la garde à vue a déclaré qu’une expertise psy était absolument nécessaire. Alors que le service médico-psychologique de la prison lui distribue les cachets les plus forts ! Des anxiolytiques, des antipsychotiques, des neuroleptiques. Mais selon l’expert psychiatre, pas de problème !

Jennifer est condamnée à 6 mois de prison avec sursis, Farid R. à 6 mois de prison avec maintien en détention. Sa mère et sa sœur, assises au premier rang dans le public, lui adressent des gestes affectueux pendant que les policiers lui repassent les menottes pour le redescendre aux geôles du palais de justice.

La sagesse du tribunal

La sagesse du tribunal

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, avril 2024

Medhi S., 19 ans, comparaît pour « violence avec usage ou menace d’une arme » n’ayant entraîné aucune incapacité totale de travail (ITT) contre des agents de la société de transport Tisséo. Le procès a déjà été renvoyé une première fois dans l’attente d’une expertise psychiatrique censée répondre aux questions posées par le tribunal : le prévenu est-il « responsable de ses actes au moment des faits » et « accessible à une sanction pénale » ? Autrement dit, doit-t-il être envoyé en prison ou à l’hôpital psychiatrique ?

La présidente a l’air embarrassée :

— Nous ne l’avons toujours pas reçue. Nous allons être obligés de renvoyer à nouveau.

Elle se tourne vers la procureure :

— Quelles sont vos réquisitions pour les mesures de sûreté ?

— Je demande le maintien en détention provisoire parce que sa personnalité pose question. Monsieur n’a pas de casier, mais il y a évidemment un trouble de la personnalité. Sans compter que c’est un étranger en situation irrégulière : il y a un risque de fuite.

L’avocate se borne à signaler mollement que Medhi S. a fourni une adresse chez sa compagne. Pour le reste, on imagine qu’elle s’en remet à la sagesse du tribunal. Pour la forme, celui-ci se retire délibérer, mais revient presque immédiatement annoncer que le prévenu est renvoyé à la prison de Seysses attendre l’expertise.

« Pour juger, il faut comprendre »

« Pour juger, il faut comprendre »

Toulouse, chambre des comparutions immédiates, novembre 2023

Jonni T. , vingt ans, comparaît pour avoir agressé Arnaud B. Personne ne comprend ce qu’il s’est passé, ni les amis de Arnaud, qui racontent avoir sympathisé avec Jonni et son cousin à la sortie d’une boîte, ni la victime, qui ne se rappelle d’aucune altercation avant l’attaque, ni le prévenu, accablé dans le box :

— Je ne sais pas comment c’est parti.

— Eh bien, c’est inquiétant, ça, monsieur !

— Je sais.

Les deux groupes discutaient tranquillement quand Jonni T. a sorti un cutter de sa poche et porté plusieurs coups à Arnaud. La vidéosurveillance confirme le récit des témoins : il n’y a pas eu de conflit avant. Et le rapport de police est catégorique : il n’était pas sous l’effet de l’alcool ni de produits stupéfiants.

La présidente est embêtée :

— Il faut tout de même trouver une explication. D’ailleurs, pourquoi avez-vous un cutter sur vous ?

— J’ai oublié de le laisser au travail.

Elle montre à ses assesseuses les photos des blessures : deux coups au visage, dont une entaille de 15 cm, et un autre au bras. Elle soupire :

— Et vous n’avez pas d’explication, monsieur.

L’avocate de la partie civile se lève et explique que le père de la victime est là et qu’il aimerait dire quelques mots. La présidente fait la moue :

— On a une audience très chargée, et puis la victime est majeure…

Elle pose son regard sur l’homme en costume, et accepte finalement qu’il vienne témoigner à la barre.

— Cette violence ordinaire, ce n’est pas notre monde. Ma femme et moi, nous travaillons, nos enfants font des études. Notre fils a croisé la monstruosité ordinaire, celle qui vous saute à la gorge. On pourrait dire : « Il a de la chance, il n’est pas mort. » Mais relativiser, c’est le privilège des non-concernés. Cet événement a semé le chaos dans nos vies.

Le prévenu est prostré dans le box. Sa famille, assise dans la salle, ne le quitte pas des yeux. La présidente se tourne à nouveau vers le prévenu :

— Ce qui est déstabilisant, c’est que vous assumez les faits, mais que vous n’apportez aucune réponse. Or pour juger, il faut comprendre.

L’avocate de la défense tente quelque chose :

— Vous m’avez dit que vous vous étiez senti menacé. Pouvez-vous développer ?

La réponse est chuchotée. On comprend cependant que le prévenu estime finalement qu’il n’avait pas de raison de se sentir menacé.

Le procureur trouve de toute façon l’explication fantaisiste :

— Les témoins sont formels, il n’y a pas eu de haussement de voix. Vous vous êtes vraiment senti agressé ?

— Je ne sais pas. [Chuchote encore.] Je ne peux pas vous dire. Ce n’est pas une fierté ce que j’ai fait.

La présidente résume l’enquête sociale rapide :

— Vous n’avez pas d’antécédent. Vous vivez chez votre mère. Vous êtes intérimaire. Vous avez créé une société pour pouvoir faire les marchés. Vous êtes asthmatique et vous n’avez pas d’addiction. Vous êtes sûr que vous n’avez pas de problème particulier ?

Le prévenu fait non de la tête. La magistrate précise sa pensée :

— Vous n’avez jamais fait un suivi psy, par exemple ?

Devant ses dénégations, la présidente passe la parole à l’avocate des parties civiles :

— Toute la famille se constitue partie civile parce que c’est l’intégralité de cette famille qui a été ébranlée. On aurait pu imaginer qu’on allait avoir des réponses à cette audience, mais on n’a aucun début d’explication. La dangerosité de monsieur est certaine. Et la question de la dangerosité psychiatrique peut aussi se poser. Une expertise n’aurait d’ailleurs sans doute pas été de trop.

Pour ce qui est des dommages et intérêts, elle demande un report sur intérêt civil, pour évaluer précisément le préjudice de ses client·es. Bien sûr, en attendant, elle sollicite une provision : 3 000 € pour Arnaud B. ; 1 000 € chacun pour sa mère, son père et son frère ; 200 € de préjudice matériel ; et 1 440 € de frais d’avocat.

Le procureur, qui a le sens de la synthèse, considère que « c’est une soirée qui s’est extrêmement mal terminée ». Il regrette abondamment lui aussi de ne pas avoir plus d’explications. D’autant que les faits sont graves, et que d’après lui le profil du prévenu est inquiétant :

— Jonni T. n’a pas d’antécédent, mais il est déscolarisé depuis la quatrième. Il nous explique qu’il a passé des années sans faire grand-chose, des petits boulots.

Il demande 18 mois de prison, dont 8 mois de sursis probatoire pendant 3 ans, ainsi que le maintien en détention « pour éviter la réitération des faits ».

L’avocate de la défense commence par souligner la jeunesse du prévenu « qui se retrouve devant un tribunal pour la première fois » :

— Il ne sait pas comment ça se passe, il ne sait pas quand c’est son tour de parler. Il n’y a pas d’explication sur ces faits, mais il ne veut pas en inventer, il ne veut pas mentir. Certes, la vidéosurveillance montre qu’il n’y a pas eu d’agitation, mais il n’y a pas de son, on ne peut pas savoir ce que la victime lui a dit. Il y a dû avoir une incompréhension et Jonni T. a eu un sentiment de danger. C’est vrai que c’est une mauvaise appréciation de la situation. C’est vraiment malheureux, mais les plaies ne sont pas profondes, elles ont pu être suturées. Les séquelles physiques ont été évaluées à 5 jours d’ITT seulement.

Pour le reste elle plaide la bonne insertion de son client :

— Il n’a pas de casier, pas un caractère violent. Ce n’est pas un jeune à problèmes. Il a arrêté l’école en quatrième parce que c’est un système dans lequel il ne s’épanouissait pas. Il a trouvé plus de sens dans le fait de travailler que dans les études. Il faut le pousser sur la voie de l’insertion pour lui éviter de se retrouver encore devant vous. Sa mère ou sa grand-mère peuvent l’accueillir chez elles avec un bracelet.

Quand on lui donne la parole à la fin de l’audience, le prévenu s’excuse auprès de la famille d’Arnaud B.

Il est condamné à 3 ans de prison, dont 18 mois de sursis probatoire, soit le double des réquisitions. La présidente tient pourtant à préciser :

— Nous avons pris en compte votre jeune âge et l’absence de casier judiciaire.

Parmi les obligations du sursis probatoire, l’obligation de payer les dommages et intérêts et une injonction de soin :

— Psychologique ou psychiatrique. Ça, c’est vous qui verrez. À votre sortie de prison, je vous engage à réfléchir sérieusement aux raisons de votre passage à l’acte.