En mars 2020, l’arrivée en France de l’épidémie de Covid-19 a rapidement conduit à la fermeture des frontières. Toute perspective d’expulsion à brève échéance s’étant ainsi évanouie, il aurait semblé normal de fermer les centres de rétention administrative (CRA), puisque ceux-ci n’ont en effet vocation à retenir les étranger⋅es que le temps de procéder à leur éloignement. Mais, si les CRA ont en partie été vidés pendant le premier confinement , le gouvernement a refusé de les fermer.
À partir de l’été 2020, les frontières ont progressivement rouvert, la plupart des pays exigeant un test négatif pour accepter de recevoir les expulsé⋅es. La répression des résistances aux mesures d’expulsion a elle-même repris. Et c’est en comparution immédiate qu’elle s’est exercée, où un nombre important d’infractions à la législation sur les étranger⋅es sont jugées – refus d’embarquer, maintien irrégulier sur le territoire, etc. Ce qui est en soi une violence supplémentaire : cette procédure, réputée expéditive et brutale, ne laisse pas assez de temps au prévenu pour préparer sa défense, souvent prise en charge par des avocat⋅es inexpérimenté⋅es ; les enquêtes, sommaires pour ne pas dire indigentes, n’amènent aucun élément à décharge ; et les constatations policières ne sont jamais remises en cause. Par ailleurs, pour le procureur, choisir cette voie, ce n’est pas seulement vouloir un jugement rapide, c’est l’assurance d’une réponse pénale ferme, le plus souvent une incarcération.
Toulouse, chambre des comparutions immédiate, février 2021.
La femme d’une cinquantaine d’années dans le box est née en Bosnie-Herzégovine. Selma L. arrive directement du centre de rétention administratif (CRA) de Cornebarrieu. On l’accuse d’avoir essayé de se soustraire à une obligation de quitter le territoire français (OQTF).
Une interprète est là pour traduire les échanges. Signe des temps, le résumé du président est un peu erratique sur la question des obligations sanitaires :
— Vous avez refusé le test PCR alors qu’il était exigé par la Bosnie. (Il s’interrompt pour parcourir le dossier et reprend.) Mais finalement, le test était facultatif. Alors les policiers vous ont amenée dans l’avion. Vous avez crié, vociféré jusqu’à ce que le commandant de bord demande à ce que vous soyez débarquée.
— Je savais pas ce que c’était le test PCR. (Elle fond en larme.) Et je n’avais pas de téléphone. Je ne pouvais pas prévenir ni mes enfants, ni mon mari.
Qui habitent tous à Marseille. Arrivée de Bosnie en même temps qu’elle, il y a vingt ans, sa sœur aussi habite en France, où elle a obtenu l’asile. La première demande d’asile de Selma L. a en revanche été rejetée en 2003 ; elle a fait une demande de réexamen déclarée irrecevable en 2020.
Son casier présente plusieurs mentions pour vol ; elle vient d’ailleurs d’être incarcérée quelques mois plus tôt aux Baumettes à Marseille pour tentative de vol en récidive. Et pour faire bonne mesure, l’administration pénitentiaire a fourni aux services du ministère de l’Intérieur un signalement, lequel a été utilisé par le préfet pour lui notifier une OQTF pendant sa détention. En effet, depuis plus de vingt ans, les deux administrations marchent main dans la main pour que de moins en moins de personnes en situation irrégulière soient laissées libres après leur incarcération. Tant et si bien qu’à sa sortie de prison, Selma L. a été enfermée directement au CRA en attendant son expulsion.
Tout en reconnaissant que sa situation est « certes précaire », le procureur condamne son « refus réitéré de se soumettre aux règles communes » – comme en témoigne son inqualifiable refus du test PCR ; il demande deux à trois mois d’emprisonnement.
L’avocate signale quant à elle qu’on lui a notifié l’OQTF en prison sans même prendre la peine de la lui traduire et qu’elle n’avait donc pas bien compris la situation.
— Et elle n’a pas refusé d’entrer dans l’avion ; elle a poussé des cris d’angoisse en pensant à ses deux enfants mineurs. Elle ne savait pas comment, ni s’ils allaient pouvoir se rejoindre.
Revenu des délibérations, le tribunal la déclare coupable et la condamne à trois mois de prison. Le président se sent tenu de s’expliquer :
— L’argument de la barrière de la langue n’a pas convaincu le tribunal. Différents témoins, parmi lesquels le préfet, ont indiqué que vous compreniez certains éléments.
L’interprète traduit ; la femme est emmenée à la maison d’arrêt ; à sa sortie, rebelote, elle sera directement transférée au centre de rétention, depuis lequel l’État français tentera à nouveau de l’expulser en Bosnie-Herzégovine, vingt ans après son départ.
« Vingt ans plus tard »
Le parcours de Selma L. est malheureusement caractéristique de la boucle d’enfermement qui amène les étranger⋅es en situation irrégulière du CRA à la prison et de la prison au CRA. Si elle reçoit une OQTF alors même qu’elle est en prison, c’est parce que l’administration pénitentiaire a fourni aux services du ministère de l’Intérieur un signalement, lequel a été utilisé par le préfet pour lui notifier une OQTF pendant sa détention. Depuis plus de vingt ans en effet, les deux administrations marchent main dans la main pour que de moins en moins de personnes en situation irrégulière soient laissées libres à l’issue de leur incarcération.
Selma L. est condamnée pour avoir fait obstruction à la mesure d’éloignement en poussant des cris au moment de monter dans l’avion. C’est effectivement une infraction au Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, qui réprime notamment le fait de se soustraire ou de tenter de se soustraire à une OQTF (article L824-9 du Ceséda).
Plus étonnant, le refus de test PCR, alors même que celui-ci n’était pas obligatoire, semble peser lourdement sur l’audience : il est évoqué dans le récapitulatif des faits du président, par le parquet et par la défense. Cela illustre peut-être le flou dans lequel se trouve la justice face à des réglementations qui ont varié selon les pays et les phases de la crise sanitaire. Mais il est certain que ce refus, bien que Selma L. ne soit pas poursuivie pour ce motif, est utilisé comme un élément à charge, mobilisé par le parquet pour tenter d’établir sa volonté de se soustraire à la mesure d’éloignement.
Si la Bosnie-Herzégovine n’exigeait pas de test négatif pour ses ressortissant⋅es, la plupart des pays l’imposait. Dans ces cas-là, les personnes qui refusaient ce test pouvaient-elles être condamnées pour obstruction à une mesure d’éloignement ?
Toulouse, chambre des comparutions immédiates, juin 2021
C’est la période des stages à l’école de la magistrature. Un auditeur de justice, futur magistrat, accompagne la présidente de la chambre. C’est lui qui mène les débats.
Après que l’interprète a promis d’« apporter son concours à la justice en son honneur et sa conscience », l’interrogatoire de Levan S. commence. On lui reproche d’avoir refusé de faire le test PCR exigé par son pays d’origine pour faire échec à la mesure d’expulsion.
L’auditeur de justice résume les faits. Par manque d’expérience certainement, il laisse largement le temps à l’interprète de traduire, ce qui fait que le rythme est moins frénétique que d’habitude. Né en Géorgie à la fin des années 1970, Levan S. est entré illégalement en France il y a deux ans. Sa famille y vit aussi, également en situation irrégulière. Il a demandé l’asile pour des raisons de santé, mais sa demande a été rejetée par l’Ofpra en janvier 2020, réexaminée un an plus tard et rejetée à nouveau.
À la suite de quoi, le préfet a prononcé une interdiction de séjour et ordonné la reconduite en Géorgie. Levan S. a alors été assigné à résidence à l’hôtel puis placé au CRA en mai 2021.
— La police aux frontières n’a pas pu procéder à votre expulsion parce que l’État géorgien exige un test pour le transport, ce que vous avez refusé. La PAF vous avait pourtant indiqué que le refus de ce test était une infraction et que des sanctions étaient encourues.
Levan S. précise qu’il n’a pas été informé de manière précise des sanctions, il ignorait notamment qu’il encourait une peine d’emprisonnement.
L’auditeur entre ensuite dans le vif du sujet ; c’est une chose de refuser le test PCR, mais ce qui serait franchement inacceptable, c’est de ne pas vouloir partir :
— En garde à vue, vous avez dit que vous refusiez de retourner dans votre pays. Est-ce encore le cas aujourd’hui ?
— Je ne veux pas me séparer de ma famille, je partirai, mais avec eux.
— Pourquoi avez-vous refusé ce test ?
— Je ne pensais pas que c’était indispensable. C’est douloureux quand on touche mon nez.
— C’est désagréable pour tout le monde ! Est-ce que vous avez des raisons médicales ?
Il n’en a pas, précise qu’il ne savait juste pas à quel point ce test pouvait faire mal et que, si la situation se représentait, il le passerait sans faire d’histoires.
C’est tout pour les faits. L’auditeur de justice aborde maintenant avec application la situation personnelle du prévenu. Il n’y a qu’une condamnation sur le casier : deux mois d’emprisonnement avec sursis pour conduite sans permis.
L’enquête sociale rapide est comme toujours lapidaire :
— Vous avez le bac, vous êtes marié, avec 4 enfants qui ont entre 17 en 23 ans. Vous étiez manutentionnaire en Géorgie, vous n’avez jamais travaillé en France, vous êtes sans domicile fixe depuis votre arrivée.
Dernière précision – bien vague – du même ton appliqué :
— Votre enfance a été marquée par la guerre et la situation dans votre pays. Vous avez quelque chose à ajouter ?
— Je suis arrivé en France parce que c’est un pays stable, ordonné, où il y a la loi. Je regrette, je suis coupable.
Ça, la procureuse n’en doute pas une seconde. Impossible selon elle qu’il ait ignoré que le refus du test allait empêcher son départ :
— Au CRA, l’information circule.
Et puis ça suffit à la fin :
— Il est en France depuis deux ans. Sa demande d’asile a été rejetée depuis un an et demi. Il a reçu une OQTF, a été assigné à résidence, puis placé en CRA. Il veut rester avec sa famille, mais sa famille est elle-même sur le territoire en situation d’illégalité. Ça ne peut pas être un motif.
La procureuse n’est pourtant pas insensible à la misère du monde :
— Il y a des situations autrement compliquées : par exemple, ceux qui ont une OQTF mais n’ont pas les ressources pour se payer un billet retour. Monsieur, lui, a eu son billet d’avion pris en charge !
Sans compter que, SDF, sans emploi ni revenus, elle ne voit pas bien ce qu’il vient faire en France. Mais s’il faut être sévère, c’est surtout parce que le danger dépasse largement le cas particulier de ce monsieur :
— Les refus de test se multiplient. Il n’est pas possible de laisser s’installer le fait que les mesures prises rencontrent des obstacles de cette nature. Ce sont les lois de la République, elles doivent être appliquées dans toute leur rigueur. Je demande trois mois d’emprisonnement et un maintien en détention.
L’avocat attaque d’ailleurs sur ce terrain :
— Refuser le test PCR n’est pas une infraction, ce n’est pas refuser la mesure d’éloignement ! On est allé trop vite. On lui aurait donné quelques jours, il aurait fait ce test.
Le tribunal n’en déclare pas moins Levan S. coupable :
— Vous êtes condamné à 500 € d’amende. Si vous payez dans les 30 jours, vous avez 20 % de réduction.
Des rires s’élèvent dans la salle.
De son côté, le prévenu regarde son avocat d’un air effaré. Peut-être parce que la peine est moins dure que d’habitude. D’autres sont allés en prison pour avoir refusé de faire ce test.
« Pourquoi avez-vous refusé ce test PCR ? »
Cette relative clémence traduit-elle l’embarras du magistrat face à un raisonnement juridique approximatif ? En tout cas, elle tranche avec la jurisprudence habituelle de la juridiction toulousaine. Celle-ci a en effet pu se montrer beaucoup plus répressive sur le sujet, assimilant – comme le procureur de la République et la police – le refus de test PCR à une entrave à une mesure d’expulsion.
Le 19 mai 2021 par exemple, la cour d’appel de Toulouse n’a pas hésité à confirmer la condamnation d’un Géorgien sans papier à « une peine d’emprisonnement indispensable de deux mois ». L’homme, qui avait pourtant un casier judiciaire vierge, avait refusé de faire un test PCR.
Cette répression a envoyé au centre pénitentiaire de Toulouse-Seysses de nombreuses personnes en situation irrégulière. De fait, le nombre de personnes détenues de nationalité étrangère est passé de 26,5 % en 2019 à plus de 40 % début juin 2021 – la plupart étant incarcérées pour des infractions à la législation sur les étrangers. Dominique Simonnot, la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté qui publie ces chiffres, relève « un lien étroit entre les mesures d’incarcération et les mesures de rétention administrative dont la conjonction entraîne un sur-enfermement des étrangers, aggravé par la crise sanitaire »1.
Toutes les juridictions n’ont pas eu la même appréciation de la situation. La Cour d’appel de Douai par exemple a refusé à plusieurs reprises d’assimiler le refus de test à une obstruction à des mesures d’éloignement. Considérant que les prévenu⋅es n’avaient fait qu’exercer un droit garanti par le Code de la santé publique – « Aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne » –, elle a estimé que « ce seul comportement ne peut être assimilé à un acte positif d’opposition ».
Devant ces approches divergentes, les juristes attendaient que la Cour de cassation se prononce. Mais à l’été 2021, le gouvernement a pris les devants en voulant pénaliser explicitement le refus de test PCR préalable à une expulsion. À entendre Brigitte Bourguignon, ministre déléguée, devant le Sénat, cette proposition « s’inscrit dans la lutte contre la propagation de la Covid-19 en France et à l’étranger, assure un suivi des personnes malades et permet de les traiter rapidement. Elle poursuit donc avant tout l’objectif à valeur constitutionnelle de protection de la santé publique ». Un objectif qui laisse perplexe étant donné le traitement de la crise sanitaire dans les CRA, de nombreuses personnes retenues ayant par exemple témoigné avoir été laissées en contact avec des malades et avoir eu les plus grandes difficultés à obtenir d’être testées2.
La pénalisation du refus de test a obtenu le feu vert du Conseil constitutionnel, avec cependant une réserve d’interprétation : le juge pénal devra s’assurer qu’en refusant le test PCR, l’intéressé⋅e avait effectivement l’intention de se soustraire à l’exécution de la mesure d’éloignement3.
Dans les faits, la situation reste identique à celle décrite dans le récit qui précède, où l’on a vu le magistrat chercher maladroitement à faire la part des choses : « Pourquoi avez-vous refusé de faire ce test ? » Théoriquement le procureur doit démontrer que la personne dans le box a refusé le test pour faire obstacle à son expulsion. En pratique, c’est à celle-ci de convaincre le tribunal qu’elle avait d’autres motifs. Et la tâche est difficile au vu du peu de poids de la parole des prévenu⋅es en audience de comparution immédiate. Si elle est condamnée à de la prison ferme, au lieu d’être libérée à la fin de sa peine, la personne sera attendue par la PAF pour être reconduite en centre de rétention. Là on lui proposera une nouvelle fois de faire le test. Et elle aura à nouveau le choix entre l’expulsion ou la comparution immédiate.
1Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, « Recommandations en urgence du 28 juin 2021 du Contrôleur général des lieux de privation de liberté relatives au centre pénitentiaire de Toulouse-Seysses (Haute-Garonne) ».
2Cimade, « Centre et locaux de rétention administratifs. Rapport 2020 ».
3Décision no 2021-824 DC du 5 août 2021, Loi relative à la gestion de la crise sanitaire, cons. 95.